mardi 5 décembre 2017

Albert Savarus - Honoré de Balzac




Moins célèbre que Le Père Goriot, par exemple, Albert Savarus gagnerait à être plus conseillé au collège et au lycée pour découvrir Balzac. C'est un roman court et accessible, qui témoigne pourtant bien de la finesse du grand Nono (son p'tit nom). Ne vous y trompez pas : Le Père Goriot a été une découverte marquante bien que j'aie tergiversé pendant 10 ans avant de me décider à le lire... Le résumé m'avait complètement rebutée. Comme celui d'Albert Savarus, d'ailleurs. Et pourtant, la lecture du Père Goriot m'a donnée l'idée d'entreprendre la lecture de La Comédie humaine (rien d'extravagant, juste une petite centaine de bouquins : quand on aime on ne compte pas). Après La Maison du chat-qui-pelote et Mémoires de deux jeunes mariées, Albert Savarus m'a clairement confortée dans mon entreprise. 

De quoi s'agit-il ? Albert Savaron, un jeune avocat parisien arrive à Besançon et commence à s'y faire remarquer. La société bisontine n'est pas habituée à voir arriver des « étrangers » et encore moins à les laisser se faire un place dans sa ville.
Pourtant, Savaron rencontre beaucoup de succès dans ses affaires et, sans toutefois trop se mettre en avant, il commence à prendre de l'importance, fonde une revue locale, etc. 
Très vite, Rosalie de Watteville entend parler de lui et brûle de le rencontrer. Rosalie est la fille du baron et de la baronne de Watteville, que sa mère a décidé depuis longtemps de marier à Amédée de Soulas. Qui est M. Soulas ? 


«[...] un homme très avancé. Amédée possédait le talent de débiter avec la gravité bisontine les lieux communs à la mode, ce qui lui donnait le mérite d'être un des hommes les plus éclairés de la noblesse. Il portait sur lui la bijouterie à la mode, et dans sa tête les pensées contrôlées par la Presse.
En 1834, Amédée était un jeune homme du vingt-cinq ans, de taille moyenne, brun, le thorax violemment prononcé, les épaules à l'avenant, les cuisses un peu rondes, le pied déjà gras, la main blanche et potelée [...], une grosse figure rougeaude, le nez écrasé, les yeux bruns sans expression [...]. Il marchait à grands pas vers une obésité fatale à ses prétentions. Ses ongles étaient soignés, sa barbe était faite, les moindres détails de son vêtement étaient tenus avec une exactitude anglaise. Aussi regardait-on Amédée de Soulas comme le plus bel homme de Besançon.»


Quelle chance d'être promise au « plus bel homme de Besançon » ! Croirez-vous que Rosalie ne soit pas satisfaite de ce parangon d'esprit et de beauté physique ? 
Ajoutez à cela que la baronne mène sa fille d'une poigne de fer et la surveille constamment et que la jeune fille a un caractère bien trempé qu'elle a pourtant appris à dissimuler avec maestria... Vous vous doutez sûrement déjà que Mlle de Watteville est une bombe à retardement. Par contre, si vous cherchez une icône féministe, allez voir ailleurs : Rosalie est une peste.  

Vous pouvez y aller les yeux fermés : une brillante mise en parallèle des calculs politiques d'un jeune homme ambitieux et des manigances d'une jeune fille amoureuse et jalouse ; une histoire d'amour pleine de candeur et le style de Nono l'plus beau (Charlotte Madrilène : casseuse de mythes depuis environ 10 ans).

mardi 28 novembre 2017

Gogol - Henri Troyat




Qui est Gogol ?
 

        Il peut être utile, pour commencer, de présenter l'objet de cette biographie. Qu'est-ce qui me fait penser ainsi ? Les nombreuses fois où le nom de Gogol déclenche des rires.
Afin de piquer votre intérêt (de vous « racoler », peut aussi bien convenir) et de vous donner envie d'en lire plus, je commencerai par écrire que, si on devait nommer les monuments de la littérature russe du XIXème siècle, il faudrait certes mentionner Pouchkine, Dostoïevski et Tolstoï, mais votre panthéon serait incomplet sans Gogol (1809-1852). Et pour vous empêcher de fuir en lisant « littérature russe du XIXème »  (je sais que beaucoup l'associent à des pavés déprimants), j'ajouterai que l'humour est omniprésent dans ses œuvres et qu'aucune d'elles n'est un « pavé ». Voilà : j'ai tapiné sur mon clavier. Je me sens sale. Mais poursuivons.


Je vous parlerai de sa vie dans la partie consacrée à sa biographie, mais je pense que pour commencer à prendre la mesure du bonhomme, il vaut mieux que je vous présente un peu son œuvre. Mes articles étant complètement subjectifs, je vais me cantonner aux œuvres de Gogol que j'ai préférées (probablement parce qu'elles sont les plus faciles d'accès).



 
Illustration des Soirées du hameau (édition de 1982)

         -Les Soirées du hameau (ou Veillées du hameau suivant les traductions) est un recueil de nouvelles ou plutôt de contes inspirés par les traditions et le folklore de la Petite Russie (c'était alors le nom de l'Ukraine qui faisait partie de l'Empire russe). C'est en effet là-bas que Gogol est né.
Pourquoi parler de « contes » ? Parce que Gogol présente Les Veillées comme un recueil d'histoires réunies par « Panko le Rouge, apiculteur » qu'il aurait glané lors des veillées de son hameau. Le style est effectivement marqué par l'oralité et va comme un gant à Gogol qui aime tant raconter des histoires, partir dans tous les sens et digresser pour le plus grand bonheur de ses lecteurs. Ces contes présentent tout un bestiaire hybride mi-traditionnel, mi-gogolien : la marâtre plantureuse au vocabulaire aussi fleuri que la coiffure de sa belle-fille, le « diable à la figure de cochon », le revenant mangeur de boulettes, la sorcière « au visage ratatiné comme un pomme cuite » et dont le nez forme avec le menton « un véritable casse-noisette »,  la sorcière qui chevauche un balai, le cruel sorcier qui n'a rien à envier à Barbe Bleue...
Le fantastique est donc omniprésent mais, chez Gogol, il est mêlé la plupart du temps aux préoccupations les plus terre-à-terre. Dans La Foire de Sorotchintsy (une des nouvelles du recueil) par exemple, Tcherevik se réveille le lendemain d'une apparition du diable à tête de cochon qui l'a terrifié à en prendre ses jambes à son cou. Seulement, à la lumière du jour, il s'inquiète surtout que le diable l'empêche de vendre sa marchandise.



« Il fallait vraiment [...] qu'un diable  - puisse-t-il, ce chien, ne pas avoir son verre de vodka à vider le matin - éprouve le besoin de s'en mêler. »


On retrouve aussi ce mélange d'épouvante fantastique et de préoccupations prosaïques dans Une nuit de mai ou la Noyée où se mêlent aussi le drame et la comédie. Gogol est excellent lorsqu'il s'agit de combiner les genres. Sous sa plume les effets respectifs du drame, de la comédie et du fantastique ne s'annulent pas entre eux mais fonctionnent merveilleusement bien ensemble.




-Les Nouvelles de Pétersbourg (ou Récits) : un recueil de nouvelles qui, comme le titre l'indique, se déroulent toutes à Saint-Pétersbourg. Encore une fois, le fantastique est omniprésent.

        La perspective Nevski décrit les déconvenues amoureuses de deux amis. Ils se promènent le soir sur la célèbre avenue de Saint-Pétersbourg et rencontrent deux femmes. La première semble être une grande dame. Le premier compère, timide et naïf ne se décide à la suivre que sur les encouragements de son ami. Le second, beaucoup moins timoré, suit de son propre chef une autre femme qui, comme toutes les femmes, ne saurait lui résister. Mais attention : la perspective Nevski « ment à longueur de temps » , surtout la nuit « quand le démon lui-même allume les lampes uniquement pour faire voir les choses autres qu'elles ne sont ».

        Le portrait raconte l'histoire d'un jeune peintre qui achète une toile (le portrait d'un vieil homme) pour la copier. Petit-à-petit, ce tableau devient inquiétant : le sujet semble prendre vie.

        Le journal d'un fou est sûrement la plus émouvante. Dans cette nouvelle, Gogol joue encore de sa virtuosité à mêler les genres. Ici, il allie l'humour et le drame avec un génie impressionnant. On passe du rire aux larmes en 2 secondes.

        Les deux très célèbres nouvelles qui clôturent le recueil sont Le nez et Le manteau. Il faudrait que je leur donne une seconde chance car elles m'ont été plus hermétiques que les autres lors de ma première lecture qui commence à dater. Leurs sujets sont certainement les plus loufoques du recueil.
Celui de Nez décrit tout simplement la fâcheuse déconvenue d'un homme qui se réveille un matin sans son nez. Rassurez-vous, il le retrouve... Dans la rue, vêtu d'un « uniforme brodé d'or, à grand col droit, d'un pantalon de chamois et une épée au côté » (oui : je parle bien du nez). Hélas, le nez n'a pas l'air enclin à retrouver sa place initiale.
Le manteau raconte la grande aventure d'Akaki Akakakiévitch, un pauvre fonctionnaire « au teint hémorroïdal », qui entreprend de se faire fabriquer un manteau neuf, le sien étant trop abîmé. Seulement, dans le Pétersbourg de Gogol, rien ne peut se passer normalement...


        Après avoir lu ces résumés, vous pressentez sûrement que Gogol n'est pas le personnage le moins truculent à avoir fait l'objet d'une biographie. Pour jouer ainsi avec les genres, inventer des intrigues aussi insolites en plein XIXème siècle, le bougre ne manquait ni d'audace, ni d'imagination.


Rendons à César ce qui est à César : cet article n'existerait pas sans les cours d'Anne Coldefy-Faucard que j'ai eu la chance de suivre à la Sorbonne (vous trouverez sur internet certaines de ses interviews et conférences, foncez : je ne doute pas une seconde qu'elle saura vous captiver).





La biographie 




        Je me doutais que le Gogol de Troyat serait passionnant mais malgré mes attentes assez élevées, il a réussi à me surprendre en bien. Tout d'abord, jamais un livre ne m'a fait autant rire, loin s'en faut. Ensuite, je ne pensais pas que je le dévorerais avec la même avidité que le plus palpitant des romans d'aventure.

Gogol n'a pas à être votre écrivain préféré pour que vous soyez captivés par sa biographie (il n'est pas le mien). C'est peut-être même mieux comme ça : un adorateur de Gogol tomberait peut-être des nues car Troyat est sans complaisance avec lui. À tel point qu'on en vient à se demander comment ce personnage médiocre par bien des aspects a pu se tailler une telle place dans la littérature russe.
Troyat ne nie pas le génie de Gogol mais il le montre avec tous ses défauts qui peuvent parfois le rendre agaçant mais surtout drôle et touchant : il était mythomane (mais croyait à ses mensonges), hypocondriaque (merveilleux prétexte pour fuir régulièrement « prendre les eaux » à travers toute l'Europe), goinfre (mais « malade de l'estomac »), ambitieux au-delà du raisonnable (mais pour le plus grand bien de ses compatriotes), sans gêne (mais c'est le résultat de l'adulation de sa mère et de ses lecteurs)...
Vous vous dites peut-être que j'exagère. Voyons cela de plus près.


Par exemple, j'ai dit que Gogol était mythomane.
Après l'échec cuisant de son premier livre (le long poème Hans Küchelgarten), il décida de quitter Saint-Pétersbourg.  À court de ressources, il conçut le projet de partir avec l'agent que sa mère lui avait envoyé pour régler l'hypothèque de la maison familiale. Pour justifier cette ponction et son départ, il lui écrivit une longue lettre. Il invoqua tout d'abord longuement la volonté divine, mais, craignant peut-être que sa démonstration ne soit pas assez convaincante, il fit entrer en scène le personnage d'une femme dont il serait tombé amoureux. Troyat nous éclaire sur ce qu'il en est réellement et cite la lettre en question :

« En vérité, il n'avait eu aucune aventure sentimentale depuis son arrivée à Saint-Pétersbourg. Et il n'éprouvait nulle envie de se lier avec une personne du sexe. La seule approche d'une de ces créatures aux longs cheveux et au sourire de velours le paralysait. Mais, la plume à la main, il oubliait les motifs de sa supercherie et se croyait réellement amoureux. Plus il donnait de détails, plus la souffrance augmentait dans sa poitrine. Avec entrain, avec enthousiasme, avec désespoir, il mandait à sa mère, dans la même lettre :
  "Oh ! quelle affreuse punition ! Il ne pouvait y en avoir pour moi de plus douloureuse, de plus cruelle ! Je ne puis... Je n'ai pas la force d'écrire... Maman, chère maman, je sais que vous êtes ma seule véritable amie ! Me croirez-vous ?... Vous savez que j'ai toujours été doué d'une fermeté de caractère rare pour un jeune homme... Qui aurait pu attendre de moi une telle faiblesse ?... Mais je l'ai vue... Non, je ne la nommerai pas... Elle est trop au-dessus de moi, trop au-dessus de tous. [...] Toutes les tortures d'un désespoir infernal bouillaient dans ma poitrine. Oh ! quelle situation épouvantable ! Je pense que, s'il y a un enfer pour les pécheurs, il est moins terrible. Non, ce n'était pas de l'amour !... Je n'ai jamais entendu parler d'un amour pareil, en tout cas.  Dans mes élans de démence, l'âme écartelée, je n'avais soif que de sa vue, je n'aspirais qu'à un seul de ses regards... La voir encore une fois, tel était mon seul désir inextinguible. Enfin je pris conscience de l'affreux état où je me trouvais, je rentrai en moi-même avec terreur. Tout ce qui m'entourait m'était devenu indifférent, la vie et la mort me paraissaient également insupportables, mon âme ne parvenait pas à se rendre compte de ce qui se passait en elle. Je compris que je devais me fuir moi-même si je voulais continuer à vivre et à rétablir ne fût-ce qu'une ombre de paix dans mon cœur dévasté. [...] Mais au nom du ciel ne me demandez pas son nom. Elle est trop haut placée !" »

Il partit finalement à Lübeck (en Allemagne). Une fois sur place, il éprouva des remords d'avoir affligé sa mère et lui écrivit qu'il était en fait parti surtout à cause de soucis de santé mais qu'il était désormais guéri bien qu'il eût encore « des éruptions sur tout le visage et sur les mains ». Quelques temps plus tard, il reçût une lettre de sa mère. Troyat la résume :


« Une lettre terrible. Non seulement elle lui ordonnait de réintégrer au plus vite Saint-Pétersbourg, mais encore elle interprétait de la manière la plus désobligeante les raisons qu'il avait données de son voyage. Rapprochant les deux histoires, celle de l'indisposition et celle de la passion amoureuse, elle en concluait qu'il avait contracté une maladie vénérienne avec la personne dont il lui vantait la beauté. »

Loin de s'amender, Gogol répondit pour dire à sa mère à quel point il était outré de ses suppositions.
Ce n'est qu'un exemple parmi de nombreux mensonges soigneusement élaborés tout aussi hilarants. Quand Gogol ment, c'est toujours pour notre plus grand plaisir. Après tout, n'était-ce pas son métier de raconter des histoires ?


(source : wikipedia)


        Ce voyage à Lübeck fut le premier d'une longue série. Gogol avait été déçu par Saint-Pétersbourg et voyagea beaucoup en Europe, au gré de ses coups de tête et des possibilités d'hébergement chez ses connaissances. Tombé amoureux de la ville éternelle, il passa beaucoup de temps à Rome et s'y installa pour écrire une grande partie de son œuvre ultime, celle qui devait « régénérer ses contemporains » (ambitieux, vous dis-je) : Les Âmes mortes.
Voilà pourquoi je disais en introduction que j'avais lu le Gogol de Troyat avec la même avidité que s'il s'agissait d'un roman d'aventures : il était toujours entre deux voyages et follement ambitieux. En plus de sa grande ambition de devenir célèbre, d'être reconnu et d'édifier ses compatriotes (et probablement aussi le reste du monde), il lui prenait toutes sortes de lubies. Par exemple, après une visite au domaine familial, il décida qu'il était grand temps de prendre en main l'éducation de ses deux jeunes sœurs et les embarqua pour Saint-Pétersbourg (pas la porte à-côté, donc : je rappelle qu'ils partaient d'Ukraine) sans avoir aucune idée de ce qu'il allait en faire. Évidemment, il n'avait pas un sou pour les entretenir et pas de place pour les loger. Plus tard, il s'improvisa père spirituel auprès de ses amis, leur donnant selon sa fantaisie toutes sortes de conseils extrêmement précis : lire tel ouvrage pieux tous les jours à telle heure, apprendre tels psaumes par cœur... Lui-même étant incapable de suivre les conseils qu'on lui donnait (il a tout de même réussi à excéder un staretz, présenté un peu plus tôt comme « rayonnant d'humilité et de douceur », auquel il a rendu 4 visites et envoyé une lettre rien que pour lui demander s'il devait se rendre au mariage de sa sœur).



Heureusement, il aura été meilleur écrivain que tuteur, gestionnaire du domaine familial ou conseiller spirituel.
Après avoir évoqué la mort de Gogol, Troyat résume très bien le personnage et tous ses  paradoxes :


« Les contemporains du disparu sentaient confusément que ce petit homme malade, dissimulé, tourmenté, vaniteux, menteur et outrecuidant n'était pas seulement l'extraordinaire auteur du Révizor et des Ames mortes, mais qu'il avait donné à la littérature de son pays une impulsion qui ne s'arrêterait jamais. [...] Lui qui s'était plaint d'être si mal aimé de son vivant, voici qu'après sa mort il devenait doublement cher à ses compatriotes : pour ce qu'il avait écrit et pour ce que d'autres, inspirés par lui, écriraient à sa suite. »


La gageure dans cet article était de présenter Gogol, le « grand » de la littérature russe et le Gogol de Troyat, avec tous ses défauts qui paraissent complètement incompatibles avec la grandeur. C'est ce décalage qui m'a interrogée, intriguée et qui m'a tellement faite rire. Avec un terreau pareil, comment Troyat pourrait vous ennuyer ?




Bon à savoir : Troyat a écrit d'autres biographies d'écrivains et poètes russes et français ainsi que celles des tsars.

jeudi 9 novembre 2017

Dans les forêts de Sibérie - Sylvain Tesson






        « La marque Heinz commercialise une quinzaine de variétés de sauces. Le supermarché d'Irkoutsk les propose toutes et je ne sais pas quoi choisir. J'ai déjà rempli six caddies de pâtes et de Tabasco. Le camion bleu m'attend. Micha, le chauffeur, n'a pas éteint le moteur, et dehors, il fait -32. Demain, nous quittons Irkoutsk. En trois jours, nous atteindrons la cabane, sur la rive ouest du lac. Je choisis le "super hot tapas" de la gamme Heinz. J'en prends dix-huit bouteilles : trois par mois.
       Quinze sortes de ketchup. À cause de choses pareilles, j'ai eu envie de quitter ce monde. »

         C'est ainsi que débute le « journal d'ermitage » que Sylvain Tesson a tenu quotidiennement lors de son séjour en Sibérie. Une entrée en matière à la sauce ketchup. 
Le journal, entre essai et autobiographie, débute avec les ultimes préparatifs du séjour de l'auteur au bord du lac Baïkal. 6 mois seul dans une cabane ; le plus proche voisin à 5h de marche ; le premier village distant de 120km. Il ne m'en fallait pas plus pour me mettre l'eau à la bouche et, vu le succès du livre (qui a d'ailleurs été adapté au cinéma), je ne dois pas être la seule à être atteinte de titillation érémitique. Le silence, la solitude, l'indépendance, la proximité avec la nature... Finalement, une existence simple. 
Tant de choses qui nous font défaut à l'heure où les radios et les télévisions nous poursuivent partout en un bruit de fond incessant ; où il faut avoir une opinion sur tout sans avoir le temps de réfléchir à rien ; où nous nous débattons sans cesse avec la technologie qui devait nous libérer mais qui révèle à quel point nous lui sommes asservis lorsqu'elle nous fait défaut ; et où il semble qu'on ne puisse plus bouger une oreille sans avoir à remplir une pile de paperasse.


        Lorsque j'ai vu ce livre en librairie pour la première fois, je ne connaissais pas Tesson. L'éditeur le présente comme « aventurier et écrivain » : pour lui, voyage et écriture sont indissociables. Il compte notamment à son actif le tour du monde à bicyclette et la traversée de l'Himalaya. Bref : Tesson a de la bouteille.  
On aurait pu penser que le bonhomme n'était pas tellement fait pour tenir en place. Mais alors pourquoi avoir choisi de se retirer dans une cabane ? 

        « Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les gens ensablés dans les fondrières de l'habitude donnent à l'élan vital. Un jeu ? assurément ! Comment appeler autrement un séjour de réclusion volontaire sur un rivage forestier avec une caisse de livres et une paire de raquettes à neige ? Une quête ? Trop grand mot. Une expérience ? Au sens scientifique, oui. La cabane est un laboratoire. Une paillasse où précipiter ses désirs de liberté, de silence, de solitude.»

Le terme d'« expérience » révèle un aspect fondamental du livre qui m'a particulièrement plu : ce carnet n'est pas une œuvre à visée didactique, du moins pas dans le sens despotique du terme. Tesson ne s'est pas levé un matin en se disant qu'il allait nous apprendre une bonne fois pour toutes ce qu'est la vie. Sa démarche est plus humble et moins péremptoire que cela : le carnet comme genre est un outil de recherche.
L'expérience semble avoir été somme toute concluante puisque Tesson écrit : « L'immobilité m'a apporté ce que le voyage ne me procurait plus ». Il a découvert que « le défilé des heures est plus trépidant que l'abattage des kilomètres ».  


Photo : Thomas Goisque




        Je me retrouve ici dans un de ces cas de figure où le verbe « aimer » sonne comme un euphémisme (il est tout de même étrange qu'il suffise pour exprimer le plus haut degré d'attachement et de dévouement qu'on puisse manifester pour les hommes mais qu'il ne semble pas toujours suffire à exprimer le goût qu'on a pour des objets, des plats, des livres, Dior)... Bref. Je vais m'efforcer d'exprimer mon sentiment autrement. Ce livre m'a magnétisée. Je ne pouvais plus le lâcher. J'ai vécu par procuration la petite retraite dans les bois qui me faisait rêver. J'étais triste d'en arriver à la fin et j'ai pensé que Tesson était fou de quitter sa cabane et de revenir dans le monde... Vous vous direz peut-être que c'est ma propre santé mentale que je devrais questionner. Que voulez-vous ? La démarche de Tesson m'a profondément touchée.


        Ce genre d'ouvrage pourrait en rebuter plus d'un au premier abord mais le carnet, écrit dans un style fluide, se lit facilement. Pourtant, j'ai souvent été incitée à relire plusieurs fois certains paragraphes, à les savourer, à faire des pauses pour mieux goûter ce que je venais de lire et m'en laisser pénétrer. Tesson a réussi à me tirer hors du temps avec lui.     
                                                        
        « Sur la glace, un îlot de neige épargné par le vent. Je m'y échoue pour un cigarillo. Les craquements du Baïkal se répercutent dans mes os. Il fait bon vivre près d'un lac. Le lac offre un spectacle de symétrie (les rives et leur reflet) et une leçon d'équilibre (l'équation entre l'apport des affluents et le débit des exutoires). Pour que se maintiennent les niveaux hydrographiques, il faut une précision miraculeuse. Chaque goutte versée au crédit de la vasque doit être redistribuée. 
        Vivre en cabane c'est avoir le temps de s'intéresser à des choses pareilles, le temps de les écrire, le temps de se relire. Et le comble, c'est qu'une fois tout cela accompli, il reste encore du temps. »


Photo : Thomas Goisque



        Je suis tentée de citer beaucoup de passages parce que c'est un vrai plaisir de les relire, et pour que vous puissiez avoir un aperçu du style de Tesson : une plume agile et spontanée qui évolue sur la papier avec la grâce d'une patineuse mais peut aller au but sans concessions comme un hockeyeur. Certaines de ses réflexions sonnent comme un coup de palet dans les dents. C'est aussi cela que j'aime chez Tesson : il ne met pas d'eau dans son vin, il n'a pas peur de paraître excessif et ça fait du bien. Il « va loin » pour être sûr d'avoir avancé ; sur ce point, son écriture fait écho à ses pas de marcheur.

        « Le bonheur d'avoir dans son assiette le poisson qu'on a pêché, dans sa tasse l'eau qu'on a tirée et dans son poêle le bois qu'on a fendu : l'ermite puise à la source. La chair, l'eau et le bois sont encore frémissants.
        Je me souviens de mes journées dans la ville. Le soir, je descendais faire les courses. Je déambulais entre les étals du supermarché. D'un geste morne, je saisissais le produit et le jetais dans le caddie : nous sommes devenus les chasseurs-cueilleurs d'un monde dénaturé.
        En ville, le libéral, le gauchiste, le révolutionnaire et le grand bourgeois paient leur pain, leur essence et leurs taxes. L'ermite, lui, ne demande ni ne donne rien à l'État. Il s'enfouit dans les bois, en tire subsistance. Son retrait constitue un manque à gagner pour le gouvernement. Devenir un manque à gagner devrait constituer l'objectif des révolutionnaires. Un repas de poisson grillé et de myrtilles cueillies dans la forêt est plus antiétatique qu'une manifestation hérissée de drapeaux noirs. Les dynamiteurs de la citadelle ont besoin de la citadelle. Ils sont contre l'État au sens où ils s'y appuient. Walt Whitman : "Je n'ai rien à voir avec ce système, pas même assez pour m'y opposer." En ce jour d'octobre où je découvris les Feuilles d'herbe du vieux Walt, il y a cinq ans, je ne savais pas que cette lecture me mènerait en cabane. Il est dangereux d'ouvrir un livre.
        La retraite est révolte. Gagner sa cabane, c'est disparaître des écrans de contrôle. L'ermite s'efface. Il n'envoie plus de traces numériques, plus de signaux téléphoniques, plus d'impulsions bancaires. Il se défait de toute identité. Il pratique un hacking à l'envers, sort du grand jeu. Nul besoin d'ailleurs de gagner la forêt. L'ascétisme révolutionnaire se pratique en milieu urbain. La société de consommation offre le choix de s'y conformer. Il suffit d'un peu de discipline. Dans l'abondance, libre aux uns de vivre en poussah mais libre aux autres de jouer les moines et de se tenir amaigris dans le murmure des livres. Ceux-ci recourent alors aux forets intérieures sans quitter leur appartement. Dans la société de la pénurie, aucune alternative n'existe. On est condamné au manque, conditionné par lui. La volonté n'y fait rien. Il y a cette fameuse blague soviétique du type dans la boucherie : "Vous avez du pain ? " Réponse : "Ah non, ici c'est l'endroit où l'on a pas de viande, pour l'endroit où l'on a pas de pain, c'est la boulangerie, à côté." La dame hongroise qui m'a élevé m'a appris ces choses-là et je pense souvent à elle. La société de consommation est une expression légèrement infâme, née du fantasme de grands enfants déçus d'avoir été trop gâtés. Ils n'ont pas la force de se réformer et rêveraient qu'on les contraigne à la sobriété.»

                                                 
Photo : Thomas Goisque

  
                                                             
        Pour finir, j'aimerais répondre à une objection qu'il me semble déjà entendre : « il ne se passe rien ». Premièrement, il y a des ours, des tempêtes de neige et des apéritifs avec des Russes. Je ne sais pas ce qu'il vous faut. 
Il ne se passe rien... D'un côté c'est faux et d'un autre c'est un peu le principe : se mettre en marge d'une vie moderne trépidante qui ne tolère pas le surplace et qui prône la vitesse et le profusion, souvent à défaut de la profondeur. Un peu comme une mauvaise sitcom où il se passe quantité de d'événements dramatiques pour toujours relancer l'action, sans qu'il ne soit requis aucun réflexion de la part du spectateur. 

Croyez-moi, parmi toutes les aventures de Tesson, celle-ci, dépaysante à plus d'un titre, n'est pas la moindre.


Vous trouverez plus de photos sur la page Facebook de Thomas Goisque (sublimes).

lundi 6 novembre 2017

Orgueil et préjugés - Jane Austen

L'édition "joie de vivre" dont je suis
l'heureuse propriétaire


       Vous connaissez certainement déjà ce titre : c'est un des classiques les plus connus de la littérature anglaise. Il traînait dans ma bibliothèque depuis quelques années. Je me suis finalement décidée à le lire il y a peu, après avoir vu une critique positive du film Pride and prejudice and zombies (sur le VLOG de BAF : une très bonne chaîne YouTube particulièrement remarquable pour la série « On va faire cours »). Puisque la critique m'a appris que le scénario du film était très proche du livre de Jane Austen (à un ou deux zombies près), je me suis dit qu'il serait dommage de ne pas lire Orgueil et préjugés sans zombies avant de voir le film. Je m'y suis donc attelée, sans grande conviction, et je me retrouve à vous en parler aujourd'hui. Comme quoi, il ne faut pas hésiter à se plonger une fois de temps en temps dans une lecture qui ne nous attire pas au premier abord : il n'y a rien de tel qu'une bonne surprise !


Pourquoi ai-je tant aimé Orgueil et préjugés ? Je commencerai par la fin et la réflexion que je me suis faite en refermant le livre :  « qu'est-ce que j'aimerais pouvoir parler avec Elizabeth » ! Elizabeth Bennet est le personnage principal du roman ; bien qu'elle ne soit pas la narratrice, son point de vue prime largement sur celui des autres protagonistes. Elle est surtout caractérisée par son esprit et son humour.

Autant vous citer un petit extrait pour vous donner un aperçu du personnage. Lors d'un bal, elle surprend une conversation à son sujet (le dénommé Bingley aborde son ami Darcy pour le convaincre de danser) : 

« " -Une de ses sœurs est assise juste derrière toi qui est très jolie, et je ne doute pas qu'elle soit très charmante. Permets-moi, je t'en prie, de demander à ma partenaire de te présenter.
  - De qui veux-tu parler ? "
  Se tournant, un instant il examina Elizabeth, jusqu'à ce que, croisant son regard, il détournât le sien et dit froidement : 
" Elle n'est pas mal, mais pas assez belle pour me tenter, et je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à donner de l'importance aux jeunes filles qui ont été laissées pour compte. Tu ferais mieux de retourner auprès de ta cavalière pour te repaître de ses sourires, car tu perds ton temps avec moi. "
M. Bingley suivit son conseil. M. Darcy s'éloigna, et Elizabeth resta seule à nourrir à son égard des sentiments qui n'avaient rien de très cordial. Cela ne l'empêcha pas de raconter à ses amies ce qui s'était passé avec beaucoup de verve, car elle était dotée d'un esprit vif et malicieux qui se divertissait du ridicule sous toutes ses formes. »

De quoi tomber instantanément amoureux ! Elle est aux antipodes des héroïnes clichées de romans d'amour, égotistes qui croient que chacun de leurs pas ferait un merveilleux sujet de tragédie et se sentent « mourir d'amour » tous les quatre matins alors qu'elles ont juste besoin de desserrer leur corsets.



Dans Le Journal de Bridget Jones, la réplique cinglante de
M. Darcy devient : « Maman, je n'ai pas besoin d'une entre-
metteuse, surtout pour voir une vieille fille frappée d'inconti-
nence verbale qui fume comme un pompier, boit comme une
éponge et s'habille comme sa mère. »
(source photo : IMDb)



  L'esprit « vif et malicieux » d'Elizabeth est aussi celui du roman. L'humour est omniprésent, le plus souvent sous les formes de l'ironie et du sarcasme qui trouvent dans la mère et les sœurs cadettes des filons particulièrement prolifiques.
C'est justement le ton du roman qui m'a beaucoup surprise et qui m'a séduite. Je redoutais, en lisant Orgueil et préjugés, de tomber sur une parodie de roman d'amour grandiloquent où la candide jouvencelle tombe en pâmoison à la vue de M. de la Ténèbrerie se promenant dans le jardin en fleurs par une nuit de pleine lune.
Décidément, ce roman m'a beaucoup appris sur les préjugés.

Laissez-moi vous présenter quelques échantillons de l'humour de Jane Austen :


-la confrontation de la mère excessivement émotive et du père pince-sans-rire (au début de cet extrait, la mère est fraîchement exaspérée par son mari qui s'amuse à la faire sortir de ses gonds ) :


« Mme Bennet ne daigna pas répondre, mais, incapable de se contenir, elle se mit à rabrouer l'une de ses filles.
" Cesse donc de tousser ainsi, Kitty, pour l'amour du ciel ! Aie un peu pitié de mes nerfs. Tu les mets à la torture.
-Kitty ne fait preuve d'aucun discernement dans ses accès de toux, fit remarquer son père. Elle les place au mauvais moment. " »

-la caricature de jeune fille écervelée en quête constante d'émois amoureux :


« Dans l'esprit de Lydia, un séjour à Brighton réunissait toutes les conditions d'un bonheur parfait. Son imagination fertile lui peignait les rues de cette ville de bains de mer si animée remplie d'officiers. Elle se voyait recevant les hommages de dizaines, de vingtaines d'entre eux, qu'elle ne connaissait pas encore. Elle avait devant les yeux le camp dans tout son éclat, les tentes alignées dans une belle uniformité, débordant de jeunesse et de gaieté, éblouissantes d'habits rouges et, pour compléter le tableau, s'imaginait elle-même assise sous l'une de ces tentes, minaudant tendrement avec au moins six officiers à la fois. »

(source : howg.org)




  Cette légèreté de ton n'empêche pas Jane Austen d'exercer sa virtuosité à jouer avec nos attentes. J'ai poussé mes yeux au-delà de leurs limites pour connaître au plus vite l'issue du roman. Les pauvres avaient déjà du mal à faire la mise au point que je les traînais jusqu'au bout du chapitre... Et au début du suivant.
Jane Austen sait merveilleusement conjuguer humour et intensité dramatique.



Enfin, si vous hésitez toujours à engouffrer votre nez dans les pages d'Orgueil et préjugés, je vous propose un petit résumé maison pour vous aider à vous décider :

Orgueil et préjugés relate l'histoire de la famille Bennet qui compte cinq filles à marier : Jane, l'aînée, est surtout caractérisée par sa douceur et son obstination à ne voir que des qualités chez son prochain ; elle est très proche d'Elizabeth qui est la plus fine d'esprit ; Mary ne parle que pour citer des ouvrages savants dont elle apprend par cœur de longs passages ; Kitty et Lydia ne vivent que pour les sorties en ville, les ragots et, surtout, les officiers en uniforme. Quant aux parents, je laisse Jane Austen vous les présenter :


« La vivacité d'esprit, un humour sarcastique, la réserve et la fantaisie se mêlaient si étrangement dans la composition de M. Bennet qu'une expérience de vingt-trois ans n'avait pas suffit à sa femme pour parvenir à le comprendre. En ce qui la concernait, le personnage était moins difficile à approfondir. C'était une femme d'une intelligence médiocre, peu instruite et perdant facilement patience. Lorsqu'elle était contrariée, elle s'imaginait malade des nerfs. La grande affaire de sa vie était de marier ses filles. Elle tirait consolation des visites, ainsi que des potins. »

Le roman commence lorsque Mme Bennet apprend à son mari qu'un riche célibataire va venir séjourner dans la région. Évidemment, elle va remuer ciel et terre pour caser une de ces filles avec ce bon parti inespéré.


        Je préfère ne pas vous en dire plus pour ne pas vous gâcher le plaisir de la découverte, mais vous savez désormais à peu près de quoi il en retourne, que vous allez rire et probablement devenir accros. Et tout cela n'est rien à côté de la saine satisfaction masochiste d'être bernés par Jane Austen qui nous fait intentionnellement adopter des préjugés pour les démonter ensuite. Je raffole de ce genre de procédés qui nous poussent à nous remettre en question et enrichissent notre regard. En refermant le livre, on peut espérer qu'il nous a fait grandir.





Pour ceux qui ont été intrigués par le concept :
-la bande-annonce du film-
-la critique du Vlog de BAF (à 17"30)-
C'est drôle ; l'adaptation est très bien pensée.
Les acteurs ont été très bien choisis.

mardi 24 octobre 2017

Le Guépard - Giuseppe Tomasi di Lampedusa

     


        C'est à un gros morceau que je m'attaque... Non par le volume mais par la richesse stylistique. Un lyrisme à vous faire oublier toute la laideur du monde. Tant de beauté qu'il devrait être prescrit comme générique du Zoloft.                                       
Je vous parle d'un livre sur lequel je peux compter dans les moments de déprime pour me revigorer. Non pas que le sujet soit particulièrement joyeux : le déclin des privilèges de la noblesse italienne entre 1860 et 1910. Le narrateur nous fait suivre cette période à travers le personnage du Prince sicilien Don Fabrizio Salina les événements de sa vie, ses pensées. 

Burt Lancaster interprète le rôle de
Don Fabrizio dans la superbe
adaptation de Visconti
(source : allocine)

« En traversant les deux pièces qui précédaient son bureau il se flatta d'être un Guépard imposant au poil lisse et parfumé qui se préparait à déchiqueter un petit chacal craintif ; mais par une de ces associations d'idées qui sont le fléau des natures comme la sienne, sa mémoire fut traversée par l'image d'un de ces tableaux historiques français dans lesquels les maréchaux et généraux autrichiens, chargés de panaches et de dentelles, défilent devant un Napoléon ironique auquel ils viennent de se rendre ; ils sont plus élégants, c'est hors de doute, mais le vainqueur est le nabot dans sa modeste capote grise ; outragé par ces souvenirs inopportuns de Mantoue et d'Ulm, ce fut un Guépard irrité qui entra dans le bureau. »

Les thèmes abordés sont assez variés (l'histoire, la mort, la vanité, le désir...) mais il me semble pouvoir en dégager un autre qui s'instille très discrètement et pourtant avec beaucoup de force dans tout le récit : l'espérance.


« Tant qu'il y a de la mort, il y a de l'espoir ».

Je ne vous avais pas menti !
Je vous concède que l'espérance de Don Fabrizio fleure un peu la mort (si peu), mais son désir de la mort n'est pas une conséquence du désespoir, c'est au contraire là qu'il met toute son espérance. Il s'« enorgueilli » même de sa faculté à percevoir « le fluide vital » et la volonté de vivre qui s'échappent de lui et y voit « la preuve, la condition pour ainsi dire, de la sensation de vie ». Après tout, pourquoi parler d'espérance s'il n'y a pas de mort ?


« Don Fabrizio connaissait cette sensation depuis toujours. Cela faisait des décennies qu'il sentait que le fluide vital, la faculté d'exister, la vie en somme, et peut-être aussi la volonté de continuer à vivre s'écoulaient de lui lentement mais sans discontinuer comme les tout petits grains se pressent et défilent un par un, sans hâte et sans relâche, devant l'orifice étroit d'un sablier. À certains moments d'activité intense, de grande attention, ce sentiment d'abandon continuel disparaissait pour se présenter de nouveau impassible à la moindre occasion de silence et d'introspection, comme un bourdonnement constant à l'oreille, le battement d'une horloge s'imposent quand tout le reste se tait ; nous donnant alors la certitude qu'ils ont toujours été là, vigilants, même quand on ne les entendait pas.
À tous les autres moments il lui suffisait d'un minimum d'attention pour percevoir le bruissement des grains de sable légers qui glissaient, des instants de temps qui s'évadaient de sa vie et le quittaient à jamais ; la sensation, d'ailleurs, n'était, auparavant, liée à aucun malaise, et même cette imperceptible perte de vitalité était la preuve, la condition pour ainsi dire, de la sensation de vie ; et pour lui, habitué à scruter des espaces extérieurs illimités, à explorer de très vastes abîmes intérieurs, elle n'était pas du tout désagréable : c'était celle d'une dégradation continue, très faible, de la personnalité jointe cependant au vague présage de la reconstitution ailleurs d'une individualité (grâce à Dieu) moins consciente mais plus vaste : ces petits grains de sable n'étaient pas perdus, ils disparaissaient, oui, mais ils s'accumulaient qui sait où pour cimenter une masse plus durable. Le mot masse, pourtant, avait-il réfléchi, n'était pas exact, lourd comme il était ; et grains de sable, d'ailleurs, non plus : c'étaient plutôt comme des particules de vapeur aqueuse qui s'exhalaient d'un étang étroit, pour aller haut dans le ciel former les grands nuages légers et libres. Il était parfois surpris de ce que ce réservoir vital pût encore contenir quelque chose après tant d'années de perte. "Il n'était quand même pas aussi grand qu'une pyramide !" »





  Don Fabrizio est passionné d'astronomie (c'est pour cela que le narrateur nous dit qu'il est «habitué à scruter des espaces extérieurs illimités » ). Il voit dans les étoiles la stabilité qui fait tant défaut au monde des hommes. 


« Les étoiles paraissaient troubles et leurs rayons peinaient à percer la couche de chaleur étouffante.
L'âme de Don Fabrizio s'élança vers elles, vers les intangibles, les inatteignables, celles qui offrent la joie sans rien vouloir prétendre en échange, celles qui ne troquent pas ; comme tant d'autres fois il imagina pouvoir bientôt se trouver dans ces étendues glacées, pur intellect armé d'un carnet pour des calculs ; pour des calculs qui tomberaient toujours justes. "Elles seules sont pures, elles seules sont comme il faut" , pensa-t-il avec ses formules mondaines. "Qui songe à se faire du souci pour la dot des Pléiades ; pour la carrière politique de Sirius, les dispositions dans l'alcôve de Véga ?" » 





        Le Prince oppose constamment les affaires (tous les aspects matériels de l'existence terrestre) à la vie. Les unes sont caractérisées par le désordre et l'incertitude, l'autre par l'ordre et la certitude. Les « calculs qui tombent toujours justes » s'opposent aux tentatives vaines de changer le cours des choses et d'organiser le désordre ici-bas.
Le nouveau gouvernement qui se met en place envoie Chevalley convaincre le Prince d'accepter un poste de sénateur. Le Prince refuse et Chevalley insiste en lui disant qu'il pourrait contribuer à améliorer le destin des Siciliens :


« Chevalley pensait : "Cet état des choses ne durera pas ; notre administration, nouvelle, agile, moderne, changera tout." Le Prince était déprimé : "Tout cela", pensait-il, "ne devrait pas pouvoir durer ; cependant cela durera, toujours ; le toujours humain, bien entendu, un siècle, deux siècles... ; et après ce sera différent, mais pire. Nous fûmes les Guépards, les Lions ; ceux qui nous remplaceront seront les petits chacals, les hyènes ; et tous ensemble, Guépards, chacals et moutons, nous continuerons à nous considérer comme le sel de la terre." »


Claudia Cardinale dans Le Guépard de Visconti
(source : allocine)


   Le Guépard est ma lecture de réconfort en particulier quand je me sens submergée par des préoccupations terre à terre et surtout quand je fais une overdose de discussions politiques. 
Je ne peux pas m'empêcher de rapprocher les effets que l'étude des étoiles ont sur le Prince de ceux que la littérature peut avoir sur nous. Quand on a un bon livre dans les mains, tout se calme. On se repose du brouhaha médiatique et des disputes stériles. On touche à quelque chose de plus élevé qui répond directement à un de nos besoins essentiels...  
Nous avons besoin de beauté. Elle vient guérir ce que les antidépresseurs ne peuvent pas... Oui : j'en reviens à cette comparaison peu poétique. Lampedusa en a de plus belles. Lisez Lampedusa.




« D'une petite rue de traverse il entrevit la partie orientale du ciel, au-dessus de la mer. Vénus était là, enveloppée dans son turban de vapeurs automnales. Elle était toujours fidèle, elle attendait toujours Don Fabrizio au moment de ses sorties matinales, à Donnafugata avant la chasse, maintenant après le bal.
        Don Fabrizio soupira. Quand se déciderait-elle à lui donner un rendez-vous moins éphèmère, loin des trognons et du sang, dans sa propre région de certitude éternelle ? »




Encore Burt Lancaster en parfait Guépard
dans le film de Visconti


Dracula - Bram Stoker

        
        Je sais : vous en avez entendu parler, votre grand-mère sourde et alzheimer se souvient en avoir entendu parler... Mais qui l'a lu ? Si je me fie au sondage que j'ai mené auprès d'un groupe d'individus choisis de façon complètement arbitraire : peu de gens. Et pourtant, c'est une perle du fantastique, un roman d'aventure addictif comme il faut et capital dans la genèse d'un mythe sans lequel toute une génération d'adolescentes (et de plus vieilles) n'aurait eu personne sur qui fantasmer, Zac Efron étant déjà passé de mode en 2008 (je suppose).

Vampirus vegetarianus : pour ce spécimen, pas d'hommes
vigoureux ou de jeunes vierges : il choisit le sang de biche.
C'est comme ça qu'il prend son pied (de biche).


Mais trêve de clabauderies snobinardes. Croyez-moi, vous ne mangeriez pas de pop-corn devant le vampire de Bram Stoker.


Vlad Tepes (source : wikipedia)

       « Son visage, son nez très mince et arqué mais aux narines très dilatées, lui donnaient véritablement un profil d'aigle. Il avait le front bombé, une chevelure clairsemée sur les tempes mais abondante partout ailleurs. Ses sourcils étaient plus qu'épais, presque au point de se toucher au-dessus du nez et leurs poils étaient si touffus qu'ils semblaient boucler naturellement. Ce que je pouvais voir de sa bouche, sous son épaisse moustache, lui conférait une impression d'impassibilité mâtinée d'une certaine cruauté, accentuée par ses dents qu'il avait très blanches et pointues. Elles dépassaient même des lèvres dont l'épaisseur et l'aspect charnu dénotaient une vitalité étonnante pour un homme de son âge. Pour le reste, ses oreilles étaient pâles et comme taillées en pointe. Son menton était large et puissant et ses joues fermes quoique creuses. L'impression d'ensemble était celle d'une extrême pâleur.
  J'avais aussi noté le dessus de ses mains, qu'il gardait croisées sur ses genoux, éclairées qu'elles étaient par la lumière de l'âtre et elles m'avaient paru plutôt blanches et fines. Mais en les voyant de plus près, je ne manquai pas de constater qu'elles étaient d'aspect rude, larges avec des doigts épais. Chose étonnante, le centre des paumes était recouvert de poils. Les ongles étaient longs, fins et taillés en pointe.»

Dracula n'est donc pas un adonis. Si vous voulez aller plus loin et passer d'une vague impression de répulsion au véritable écœurement, vous pouvez également lire cet extrait où Jonathan retrouve le comte allongé dans un caveau :



« Le Comte était bien couché là, mais semblait avoir considérablement rajeuni. Ses cheveux blancs ainsi que sa moustache étaient maintenant gris acier. Les joues étaient plus charnues et la peau blanche était comme teintée de rouge vif. La bouche était plus rouge que jamais et quelques gouttes de sang perlaient aux commissures des lèvres et coulaient le long de son menton sur son cou. Même ses yeux, au regard profond et brûlant, semblaient enfoncés dans une chair gonflée car les paupières et les poches juste en dessous étaient boursouflées. On aurait dit que l'horrible créature était tout entière gorgée de sang. Il était là, étendu comme une sangsue immonde, épuisé et repu. »

Bram Stoker ne prend décidément pas le parti de dépeindre un vampire séduisant comme peuvent le faire d'autres auteurs ou réalisateurs qui n'en sont pas pour autant dénués de talent (ce n'est pas parce que Twilight qui est souvent cité comme exemple de littérature de bas étage prend ce parti qu'il ne peut pas être bien mené par ailleurs). Comparer différentes versions d'un même mythe m'amuse beaucoup : j'aime me demander ce que peut signifier l'atténuation ou l'accentuation de tel ou tel élément.

Mais revenons à nos moutons.

        Dracula se présente comme un recueil de témoignages sous formes de journaux et de correspondances. Le roman débute avec le journal de Jonathan Harker, un clerc de notaire qui se rend dans les Carpathes pour faire signer au Comte Dracula les papiers qui doivent acter son acquisition d'un domaine à Purfleet, près de Londres. Vous vous doutez certainement que son séjour n'est pas des plus plaisants. Sa fiancée, Mina, prend le relais de la narration via sa correspondance avec son amie Lucy. Tout d'abord, Mina ignore que Jonathan est en danger. Elle rapporte des événements étranges sans savoir qu'ils sont liés à l'arrivée du Comte Dracula. Peu après, Lucy est frappée par une étrange maladie : crises somnambuliques, langueur, épuisement, peur de s'endormir. Elle raconte dans son journal :



« Encore une mauvaise nuit. (...) J'essayai de rester éveillée et réussis pendant un court moment, mais quand sonnèrent les douze coups de minuit je me réveillai encore à moitié somnolente, donc j'ai quand même dû m'endormir à un moment ou un autre. J'entendis une sorte de grattement ou de battement contre la vitre, mais je ne m'en souciai pas et comme je n'ai souvenir de rien j'ai dû me rendormir. Encore des mauvais rêves. J'aimerais tellement pouvoir me les rappeler. Ce matin, je me sens horriblement affaiblie. Mon visage est d'une pâleur de morte et ma gorge me fait mal. Je souffre certainement des poumons car j'ai peine à respirer. » 

Le docteur Seward (le troisième narrateur), un des prétendants de Lucy, se retrouve impuissant face à ce cas étrange et fait appel à son ami le professeur Van Helsing « qui en sait autant et même plus que n'importe qui au monde concernant les maladies obscures ».

Je ne m'avancerai pas plus loin dans le résumé pour ne pas trop en dévoiler et vous gâcher le suspens... Et du suspens, il y en a ! Même à ma deuxième lecture du livre, j'avais un mal fou à le lâcher, probablement parce que les péripéties restent haletantes même lorsque l'issue finale est connue. C'est dire si Bram Stoker est doué ! En fait, il ne nous tient pas seulement en haleine par le déroulement de l'action : il nous fascine avec les créatures et l'atmosphère qu'il a créées.
J'aurais voulu vous citer un extrait qui témoigne de toute l'habileté de Bram Stoker à jouer avec nos appréhensions ; seulement, sorti de l'ensemble du texte, le passage que j'avais en tête perd énormément de son efficacité. Je me suis rendue compte ainsi de la façon dont l'auteur nous prépare à recevoir ces passages forts. Fortiche, l'Irish ! Cet effet s'applique aussi un peu au passage cité plus haut sur le Comte dans le caveau : on le trouve d'autant plus dérangeant lorsqu'on a vu auparavant le Comte parler en aristocrate cultivé et lorsqu'on a partagé les craintes et les angoisses de Jonathan via son journal.


        Une autre raison qui me fait tant aimer ce roman est l'un de ses personnages principaux : Mina. Elle fait partie de mes personnages littéraires féminins préférés. Elle incarne la douceur et le dévouement. Par là, elle a d'ailleurs certainement été conçue pour être la parfaite antagoniste du Comte.

C'est autour d'elle que se fédèrent les hommes qui le combattent.
Jonathan rapporte les propos de Van Helsing à son sujet:


« Elle est l'une des femmes élues de Dieu, façonnée par sa main pour nous montrer, à nous les hommes et aux autres femmes, qu'il existe bien un paradis auquel nous pouvons accéder et dont la lumière éclaire la terre où nous vivons. Si vraie, si douce, si noble, si peu égoïste et cela, laissez-moi vous dire, est la plaie de notre époque, si sceptique et égocentrique. »

Rien que ça.                                                                                                                     

Forte de toutes ces qualités, elle participe à la traque de Dracula d'une manière singulière mais présentée comme absolument primordiale par l'auteur.

Pour toutes ces raisons, j'ai dévoré Dracula.   

         
Il m'a permis de redécouvrir le mythe du vampire qui a été passablement galvaudé ces dernières années. Bram Stoker a enrichi le personnage du vampire grâce à de nombreux détails, pour certains empruntés à d'anciennes supersitions populaires qu'il a su s'approprier en y ajoutant d'autres, sortis de sa propre imagination ( il serait le premier à décrire un vampire invisible dans les miroirs) et en mettant le tout en scène dans une atmosphère échafaudée avec maestria. Ainsi, il arrive à nous faire « croire » à son vampire. Rien à voir avec l'image sur papier glacé du séduisant vampire, drapé de sa cape noire sous laquelle pointe le col d'une chemise blancheur Vanish, en train de poser délicatement ses dents de nacre sur le cou d'une créature de rêve au brushing irréprochable qui entrouvre languissamment le cœur en velours incarnat de ses lèvres.

Image du film de 1931 (source : IMDb)


Mais le vampire de Bram Stoker n'est pas seulement crédibilisé par ces détails si importants qui contribuent à donner chair au personnage. Il est aussi profondément lié au réel par la symbolique du roman qui nous invite à questionner le mal, nos rapports avec lui, les façons de le combattre, la confrontation entre la science et les superstitions, la place de la femme... Dracula n'est pas seulement un héros de roman d'épouvante, il est une représentation du mal, un adversaire à vaincre en unissant croyances populaires et progrès scientifiques et sûrement encore bien d'autres choses qui m'ont échappées. À vous de creuser pour découvrir tout ça !

Cette portée symbolique du vampire et son incarnation dans les détails rendent la traque de Dracula par le petit groupe hétéroclite des héros vraiment palpitante.

Lisez-le, c'est croc bien.

À la suite de cette blague, Charlotte a été condamnée à recevoir un pieu dans le coeur par le Comité pour la défense du bon goût. Tonton Gégé, expert en grosse poilade avait pourtant approuvé le fatal calembour par un rire aussi gras que sa panse.



1990-2017
 « Repose en pets. » Tonton Gégé




Voici la version originale des passages cités dans l'article pour vous aider à décider si vous vous sentez capables de le lire en anglais :


« His face was a strong—a very strong—aquiline, with high bridge of the thin nose and peculiarly arched nostrils; with lofty domed forehead, and hair growing scantily round the temples but profusely elsewhere. His eyebrows were very massive, almost meeting over the nose, and with bushy hair that seemed to curl in its own profusion. The mouth, so far as I could see it under the heavy moustache, was fixed and rather cruel-looking, with peculiarly sharp white teeth; these protruded over the lips, whose remarkable ruddiness showed astonishing vitality in a man of his years. For the rest, his ears were pale, and at the tops extremely pointed; the chin was broad and strong, and the cheeks firm though thin. The general effect was one of extraordinary pallor.
Hitherto I had noticed the backs of his hands as they lay on his knees in the firelight, and they had seemed rather white and fine; but seeing them now close to me, I could not but notice that they were rather coarse—broad, with squat fingers. Strange to say, there were hairs in the centre of the palm. The nails were long and fine, and cut to a sharp point. »



« There lay the Count, but looking as if his youth had been half renewed, for the white hair and moustache were changed to dark iron-grey; the cheeks were fuller, and the white skin seemed ruby-red underneath; the mouth was redder than ever, for on the lips were gouts of fresh blood, which trickled from the corners of the mouth and ran over the chin and neck. Even the deep, burning eyes seemed set amongst swollen flesh, for the lids and pouches underneath were bloated. It seemed as if the whole awful creature were simply gorged with blood. He lay like a filthy leech, exhausted with his repletion. »



« I tried to keep awake, and succeeded for a while; but when the clock struck twelve it waked me from a doze, so I must have been falling asleep. There was a sort of scratching or flapping at the window, but I did not mind it, and as I remember no more, I suppose I must then have fallen asleep. More bad dreams. I wish I could remember them. This morning I am horribly weak. My face is ghastly pale, and my throat pains me. It must be something wrong with my lungs, for I don’t seem ever to get air enough. »



« She is one of God’s women, fashioned by His own hand to show us men and other women that there is a heaven where we can enter, and that its light can be here on earth. So true, so sweet, so noble, so little an egoist—and that, let me tell you, is much in this age, so sceptical and selfish. »