mardi 20 mars 2018

Retranscription de l'interview de Natalia Soljénitsyne au salon du livre de Paris


Alexandre et Natalia Soljénistyne (source : psmb.ru)



         Vendredi 16 mars 2018, Michel Field a interviewé Natalia Soljénitsyne au salon du livre de Paris. J'ai eu la chance d'y assister et, comme je suis une fille bien, je vous la retranscris ici. Seulement, mon niveau de russe étant ce qu'il est ( «Shame ! Shame ! Shame!» ; merci septa Unella pour cette intervention), je m'en suis essentiellement tenue à la traduction de l'interprète qui accompagnait Madame Soljénitsyne.



Michel Field : Qu'est-ce que signifie aujourd'hui défendre, assumer, incarner l'œuvre de Soljénistyne ?

Natalia Soljénitsyne : C'est tout d'abord du travail ! C'est un travail difficile mais qui me rend heureuse. Ça a été toute ma vie. 



M.F. : De quoi vous sentez-vous la plus dépositaire ?


N.S. : Pour moi, la tâche principale c'est celle qui m'a été confiée par mon époux : publier l'ensemble de son œuvre dans sa version définitive. Pour moi, c'est vraiment cela le cœur de mon travail.



M.F. : En même temps, c'est ce que vous avez fait depuis le début, puisque pendant la saga de L'archipel il y avait la façon dont, feuillet par feuillet, vous alliez cacher pour les faire sortir de Russie les textes de votre mari.

N.S. : Oui, mais les temps changent et chaque temps a ses propres problèmes et tâches, et de nouvelles générations sont en train de se former qui n'ont pas vécu ce que nous avons vécu à cette époque-là et il faut leur transmettre.


http://www.lecerclepoints.com/livre-archipel-goulag-alexandre-soljenitsyne-9782757843260.htm
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M.F. : Pour la jeunesse russe, qu'est-ce qu'évoque le nom d'Alexandre Soljénitsyne ? Est-ce qu'il évoque encore quelque chose ?

N.S. : Je pense que, comme ici, on ne peut pas parler de la jeunesse russe comme d'un tout uniforme : il y a une grande diversité et tout dépend du milieu, du genre d'éducation. C'est très fragmenté.



M.F. : Par exemple est-ce que son œuvre est enseignée dans les lycées, dans les universités ?


N.S. : Dans les écoles, l'œuvre de Soljénitsyne fait partie du programme officiel ; deux œuvres en particulier : Une journée d'Ivan Denissovitch et La maison de Matriona. L'archipel fait aussi partie du programme des classes supérieures mais n'est pratiquement jamais étudié à cause du manque de temps.
Pour ce qui est de l'université, cela dépend totalement des enseignants.


https://www.lisez.com/livre-de-poche/une-journee-divan-denissovitch/9782221191781https://www.lisez.com/livre-de-poche/la-maison-de-matriona/9782221195802


M.F. : Est-ce qu'on l'étudie comme une œuvre littéraire et non pas uniquement par rapport aux effets politiques qu'elle a eu ?


N.S. : Oui, en effet, dans les écoles c'est comme littérature qu'on l'étudie et au contraire on essaie de ne pas mettre l'accent sur la dimension politique de l'œuvre.



M.F. : Est-ce que parfois vous avez regretté que l'aspect politique recouvre le littéraire dans la réception de l'œuvre de Soljénitsyne particulièrement en Occident, et particulièrement en France ?


N.S. : Oui en effet, Alexandre Issaïevtich (Soljénitsyne) en a parlé lui-même. C'est quelque chose qui est aussi bien regrettable en Russie qu'en Occident. En réalité son œuvre est beaucoup plus universelle qu'on pourrait le penser parfois et elle n'est pas forcément liée à une conjoncture politique particulière.


M.F. : Est-ce qu'au moment où L'archipel du goulag a été accueilli en Occident, vous avez eu avec votre mari la conscience du tremblement de terre que ça allait causer ?


N.S. : Oui, on peut le dire. Mon mari disait toujours que publier L'archipel du goulag c'était comme mettre sa tête sur un billot. « Je vais contre leur idéologie mais sur mon bras je porte ma propre tête et je suis prêt à mourir. »



M.F. : C'est très religieux comme métaphore !


N.S. : Ce n'est pas du tout une métaphore ! Absolument pas ! C'était vraiment ainsi, et le fait d'être préparé à mourir lui avait donné beaucoup de force.



M.F. : Il faut rappeler qu'il y avait eu plusieurs tentatives d'assassinat contre Alexandre Soljénitsyne et qu'une de ses collaboratrice, Élisabeth a été retrouvée pendue. Il y avait un harcèlement. Est-ce que vous avez eu peur ?


N.S. : Le plus important c'est de décider si on va jusqu'au bout ou pas. Une fois la décision d'aller jusqu'au bout prise, la peur disparaît. Mais pendant un moment j'ai eu très peur pour mes enfants.



M.F. : Plus pour vos enfants que pour vous-même ?


N.S. : Oui, bien sûr.



M.F. : Quitter l'Union soviétique, ça a été douloureux pour vous ?


N.S. : Oui, pour lui comme pour moi.



M.F. : Quand vous êtes partis, est-ce que c'était avec le secret espoir qu'un jour vous alliez revenir?


N.S. : D'une manière étrange, Alexandre Issaïevitch était persuadé qu'il reviendrait et autour de lui cela soulevait beaucoup d'incrédulité : on considérait cela comme une sorte de fantaisie un peu romantique mais lui était persuadé qu'il reviendrait. 



M.F. : Est-ce qu'avec le recul vous comprenez pourquoi ce livre, encore une fois L'archipel, a eu un tel écho alors que ce n'était pas la première fois que le système totalitaire et concentrationnaire de l'Union soviétique était raconté ou dénoncé ? 


N.S. : Quand nous sommes arrivés en Occident, Alexandre a eu la surprise de découvrir qu'en effet, beaucoup de livres avaient déjà été publiés sur le sujet : il en avait compté une trentaine. Et la réponse à la question « pourquoi ce livre a provoqué ce séisme? » c'est justement la qualité littéraire de cette œuvre.



M.F. : Vous pensez que c'est la puissance littéraire du livre par rapport à des témoignages plus idéologiques et plus politiques qui l'avaient précédé qui a fait sa force ?


N.S. : L'alliance de cette force littéraire, artistique et de la situation exceptionnelle de la Russie ont causé cette explosion. Alexeï Lossev, un philosophe qui lui-même avait été prisonnier des camps disait après la publication non pas seulement de L'archipel mais aussi d'Août 1914 (le premier volume de La roue rouge), que ce qui caractérise Soljénitsyne c'est ce sentiment de catastrophe mondiale qui n'existait pas chez les écrivains du XIXème siècle. Lossev comparaît les écrivains et disait que Tolstoï avait excellé dans la représentation des passions charnelles, Dostoïevski dans celles de l'âme et de l'intelligence et que Soljénitsyne avait réussi à rendre les passions sociales plus qu'aucun autre écrivain.


https://www.fayard.fr/la-roue-rouge-9782213013398


M.F. : Quand on ne connaît pas très bien la littérature russe, on connaît au moins Tolstoï et Dostoïevski. Très souvent on rapporte Soljénitsyne plus volontiers à Tolstoï, dans le côté grande fresque historique. Mais est-ce que dans la dimension métaphysique, dans la présence de la transcendance, du besoin de transcendance, il n'est pas plus proche de Dostoïevski ?


N.S. : Alexandre Issaïevitch a réfléchi à ces questions. Il tenait Tolstoï pour un immense artiste mais Dostoïevski lui était plus proche.



M.F. : Est-ce que vous pourriez dire en quoi il était proche de Dostoïevski ?


N.S. : Il m'est difficile d'en parler. Je sais que dans la salle il y a de grands spécialistes de Dostoïevski et je ne me sens pas très compétente, mais je dirais quand même que Soljénitsyne n'a pas été un historien du système pénitentiaire soviétique, il n'a pas été un historien de la révolution, il a été avant tout celui qui a fait le portrait de l'âme humaine dans des situations extrêmes et en ce sens il est effectivement proche de Dostoïevski.




M.F. : Est-ce que vous venez de dire n'éclaire pas une série de malentendus qui a accompagné la venue de Soljénitsyne en Occident ? Je pense notamment à son fameux discours de Harvard, où l'Occident attendait d'un opposant au totalitarisme russe une sorte d'éloge du capitalisme et du libéralisme ; or ce discours de Harvard est extrêmement critique à propos du système libéral, précisément par son manque de transcendance, par son manque de sens religieux au sens métaphysique du terme. Est-ce ça n'a pas été une des causes de certains malentendus ?


N.S. : La question s'adresse plutôt à vous.



M.F. : Comment votre mari et vous avez vécu les réactions au discours de Harvard ?


N.S. : Nous avons d'abord été très étonnés et puis ces questions nous ont beaucoup intéressés. Alexandre Issaïevitch a vraiment pris la peine de lire tout ce qui a été écrit. 25 ans plus tard un livre est paru sur ces réactions. Ce qui l'a surpris c'est que les élites occidentales n'aimaient pas beaucoup la critique : il avait l'illusion que c'était propre à celles de son pays.



M.F. : Il écoutait les critiques ? Il y réfléchissait ? Ou elles l'agaçaient et il les balayait d'un revers de main ?


N.S. : Il était très attentif à ce qu'on lui disait, à la critique mais pas à toute critique. Il préférait les critiques intelligentes. 



M.F. : Est-ce que précisément vous avez souvenir d'une critique intelligente qui à un moment donné l'a fait évoluer dans ses représentations ?


N.S. : La question est très intéressante mais un peu compliquée pour le temps qui nous reste.



M.F. : Essayez quand même.


N.S. : Lui-même s'est étendu sur ce sujet dans son livre Le grain tombé entre les meules. C'était quelqu'un qui s'autocritiquait beaucoup. Il lui est arrivé de reconnaître publiquement ses propres erreurs. Donc oui : il était réceptif.


https://www.fayard.fr/le-grain-tombe-entre-les-meules-9782213601861


M.F. : Est-ce que certaines critiques ont pu le blesser humainement parlant ? Je pense par exemple aux polémiques sur son antisémitisme supposé. Est-ce que ça, sachant qu'autour de lui, dans la dissidence il était entouré de juifs, c'est quelque chose qui a pu profondément le heurter et le blesser ?


N.S. : D'une manière générale il était très affecté par les critiques qui venaient de gens qui n'avaient pas lu attentivement ce qu'il avait écrit et qui lui semblaient viser à côté.



M.F. : Vous avez eu une formation scientifique, et lui aussi a fait des études de philosophie, de latin, et cætera... Est-ce qu'il y a quelque chose d'une rigueur mathématique dans la construction de ses grandes œuvres ?


N.S. : Oui, il l'a dit lui-même. Il a reconnu, surtout quand il écrivait La roue rouge, que sa formation scientifique lui permettait d'organiser un travail de recherche qu'il n'aurait pas su organiser sans cela.



M.F. : Vous interveniez dans son travail de structuration, par rapport à toutes les archives, au travail de documentation ?


N.S. : J'aidais à rechercher des documents, à les présenter parfois, mais tout ce qui concernait la composition, la construction c'était son domaine.



M.F. : Il vous interdisait d'entrer dans son bureau de travail ?


N.S. : Nous en discutions mais personne n'était admis au premier stade de l'écriture. Je m'incluais dans les stades terminaux : la relecture, et cætera. Mais pas au moment de la conception.



M.F. : Est-ce qu'il faisait lire ce qu'il écrivait ou est-ce qu'il attendait que les choses soient finies pour avoir votre regard ?


N.S. : Je m'incluais aux autres étapes. Nous avons conservé une énorme correspondance dans les marges des manuscrits où nous échangions des remarques sur l'état du texte.



M.F. : Comment était-il lorsqu'il écrivait ? Il y a des écrivains qui sont de très mauvaise humeur quand ils écrivent, ils sont imbuvables avec leur entourage. Vu le poids de l'œuvre dont il était en train d'accoucher on pourrait le comprendre.


N.S. : La première rédaction, le processus de rédaction ex-nihilo, la création du texte lui était toujours très difficile : il était renfermé à ce moment-là, les enfants savaient qu'il ne fallait pas le déranger. Ce n'est pas qu'il était désagréable avec son entourage, c'est qu'il avait besoin d'être seul. Mais dans les stades ultérieurs il se détendait : écrire le rendait heureux et, heureux lui-même, il partageait son bonheur.



M.F. : Il acceptait que vous plaisantiez sur ce qu'il avait écrit ? Les épouses ont parfois des critiques désinvoltes...


N.S. : D'une manière générale nous discutions beaucoup, peut-être même trop : ça pouvait l'agacer. Mais il écoutait jusqu'au bout et il réagissait à tout. 



M.F. : C'est vrai que du dehors il n'avait pas l'air très commode...


N.S. : C'est une question qu'on me pose souvent : comment vivre avec un personnage comme Alexandre Soljénitsyne ? Il n'y a pas de réponse générale à cette question. Je peux simplement témoigner du fait que vivre avec lui était facile pour moi. Nous avions une vie difficile mais nous n'avions pas des relations difficiles.



M.F. : Au moment où la situation était très difficile, avec la censure, est-ce que vous aviez conscience qu'il était en train de réaliser une œuvre historiquement très importante ou est-ce que l'urgence du moment, de faire passer les papiers les uns après les autres occultait cette dimension, cette projection dans l'histoire ?

N.S. : Oui en tout cas, j'avais conscience d'assister à la création de quelque chose d'important en tout cas pour la Russie. Peut-être pas pour l'histoire du monde entier mais pour l'histoire de la Russie. Les enfants aussi le savaient.



M.F. : Justement, quand l'écho de son œuvre a résonné, non pas seulement en Russie mais dans le monde entier, vous ne vous y attendiez pas ?


N.S. : Nous comprenions que la Russie est une partie du monde occidental et les processus en cours en Russie, même si sous une autre forme, étaient aussi en cours en Occident, ou le seraient peut-être aussi : pour nous, il n'y avait pas de séparation.



M.F. : Quelle place avait la culture française pour vous avant que vous ne soyez venus en Occident ? Est-ce qu'il y avait des auteurs français, est-ce que la culture française, l'histoire française avaient une importance particulière ?


N.S. : Sa langue, quand il était jeune, c'était l'allemand, pas le français. Il avait lu les romantiques allemands, Schiller, Goethe, et cætera... Effectivement, il n'avait pas véritablement de lien avec la France, et quand il est venu en France, il s'attendait à rencontrer un pays qui ne lui serait pas proche. Et il a été très étonné de découvrir que la vérité n'était pas du tout celle à laquelle il s'attendait. Alors qu'il ne se sentait pas à l'aise en Suisse, il s'est détendu en France et il a senti au contraire une sorte de proximité avec ce pays.



M.F. : C'est un peu paradoxal parce que, pour les Français, la France rayonne beaucoup dans le monde avec ses idéaux révolutionnaire de 1789 et il y a eu de jolies polémiques aussi quand il a prononcé son discours sur les guerres de Vendée. Est-ce qu'il s'attendait à choquer autant l'intelligentsia française en ayant un point de vue critique sur la Révolution française ?


N.S. : En ce qui concerne la Vendée en tout cas il s'y attendait, bien sûr. Et il avait même été averti à l'avance que ça ne passerait pas bien. Mais il était convaincu qu'il fallait aller en Vendée et qu'il fallait se souvenir de ces victimes. Notre voyage vendéen a été pour lui un geste bien conscient qu'il assumait.



M.F. : On a l'impression (je parle du discours de Harvard, de celui autour des guerres de Vendée) qu'il avait aussi une forme de délectation à provoquer, à être là où on ne l'attendait pas, à secouer un peu les idées reçues ou trop facilement admises. Il aimait ce rôle de perturbateur ?


N.S. : Non, il n'aimait pas cela. Il ne faisait pas cela pour le plaisir. Pour lui c'était une question de principe et c'est une chose dont on devrait encore se souvenir aujourd'hui : pour lui, l'expérience de la Russie du XXème siècle, dans son sentiment, l'autorisait à revenir sur ces victimes pour dire que la fin ne justifie jamais les moyens. C'était important pour lui. 



M.F. : Il voyait la Révolution française comme la matrice des révolutions à venir et notamment des effets de la révolution russe ?


N.S. : Ce n'est pas une opinion personnelle de Soljénitsyne. C'était une conscience très forte des intellectuels russes de la fin du XIXème et du début du XXème siècle : la Révolution française était un modèle.



M.F. : Et pour lui c'était un contre-modèle ?


N.S. : En tout cas, il estimait que c'était son devoir de s'opposer aux résultats auxquels ça avait conduit en Russie.



M.F. : J'aimerais revenir avec vous sur la manière dont vous avez vécu le retour en Russie et cette longue traversée que vous avez faite du pays, avec ces rencontres si fréquentes avec les zeks (les anciens prisonniers), est-ce que vous pouvez nous évoquer un peu dans quel état psychologique, affectif vous vous trouviez à ce moment-là ?


N.S. : Les émotions que nous partagions étaient très fortes. C'était d'abord un bonheur incroyable de retrouver son pays et de se retrouver au milieu de la langue russe, mais ce bonheur s'accompagnait d'une angoisse au sujet de la situation de cette époque en Russie : certes, l'heure du communisme était passée mais la « construction en béton », (c'est une expression de Soljénitsyne) était toujours là et le risque était que nous finissions tous écrasés par l'effondrement de cette construction. Nous étions à la fois très heureux de revenir et très inquiets de ce qui allait se passer.



M.F. : Il ne s'est jamais défait de cette espèce de pessimisme historique, métaphysique qui l'a accompagné toute sa vie ?


N.S. : La dernière année et demie de sa vie il était de nouveau très inquiet.



M.F. : Vous pouvez nous expliquer pourquoi ?


N.S. : Il voyait ce qui se passait, il voyait que ça allait dans cette direction.



M.F. : Est-ce qu'il y a une âme russe ?


N.S. : J'espère que oui.



M.F. : Et comment vous la définiriez ?


N.S. : Elle est très belle.




M.F. : Mais encore ?


N.S. : Vous voulez parler du caractère national des Russes ? 



M.F. : Ce sentiment, quand on parle à des amis russes et qu'on finit par ne pas comprendre et qu'ils nous disent « oui mais c'est l'âme russe ». C'est une sorte de jocker.


N.S. : Je ne sais pas trop quoi répondre mais ayant vécu 25 ans en Occident je vois bien qu'il y a une différence entre les gens.



M.F. : Est-ce que, quand on a vécu 25 ans en Occident, on garde cette âme russe ?


N.S. : Nous avons réussi en tout cas et nous avons pu élever nos enfants comme des Russes.



M.F. : Je voudrais terminer de façon un peu légère. Est-ce que vous connaissez Astérix ? 


N.S. : Non.



M.F. : C'est un personnage de bande-dessinée. Il y a un rapport entre lui et Soljéntsyne. Est-ce que vous savez lequel ?


N.S. : ...



M.F. : Quand le manuscrit de L'archipel du goulag arrive en France, il est édité dans une imprimerie qui s'appelle Béresniak, je crois, rue du Faubourg-du-Temple, parce que c'était une des seules imprimeries qui avaient les caractères cyrilliques. Et cette imprimerie appartenait, côté maternel, à la famille de René Goscinny. Et il me plaît de conclure cet entretien en vous disant que le petit héros gaulois a contribué un peu au rayonnement de l'œuvre d'Alexandre Soljénitsyne.


N.S. : J'aimerais bien que ce genre d'intersection arrive plus souvent et j'aimerais aussi que ne se répètent pas des situations comme celles d'hier quand le président Macron a décidé de ne pas visiter le stand russe alors qu'il était ici.



M.F. : Vous préférez qu'on ne vous interroge pas sur l'actualité politique russe du moment, ce que je comprends. Juste un mot : vous considérez quelquefois trop injustes les critiques qui sont faites à la Russie aujourd'hui ?


N.S. :
Je pense qu'aucune critique qui atteint les dimensions de l'hystérie ne peut être juste.





dimanche 18 mars 2018

[Compte-rendu] Initiation à la littérature russe contemporaine





        Le 14 mars dernier, à la médiathèque Marguerite Yourcenar et en marge du Salon du livre de Paris, j'ai assisté à une discussion intitulée « Initiation à la littérature russe contemporaine » avec Anne Coldefy-Faucard, professeur de littérature russe, traductrice (Gogol, Dostoïevski, Sorokine, etc) et les auteurs Evgueni Vodolazkine et Iouri Bouïda qui nous ont parlé de leur vies et de leur œuvres.




Résumé de l'histoire de la littérature russe et présentation des particularités de la littérature russe contemporaine
 

    Avant d'entamer la discussion, Anne Coldefy-Faucard a commencé par résumer rapidement l'histoire de la littérature russe en mettant en avant ses grandes « tendances » : quelques thèmes primordiaux récurrents dans la littérature russe depuis le XIXème siècle et encore pertinents aujourd'hui pour nous aider à l'interroger et à la comprendre.
 


    Vous serez peut-être étonnés d'apprendre que la littérature russe a pris son essor au début du XIXème parce qu'elle n'existait pratiquement pas avant. Pour aller vite, on peut dire que c'est Pouchkine (1799-1837) qui l'inaugure ; on lui compte quelques prédécesseurs qui ont expérimenté pour créer la langue littéraire russe mais le premier « grand », c'est lui. Si vous voulez, comme en histoire on parle d'« avant J.C. », en histoire de la littérature russe on parlerait d'« avant A.S. » : avant Alexandre Sergeevitch (le prénom et le patronyme* de Pouchkine). Avant, il n'y avait tout simplement pas de langue littéraire russe (l'élite parlait français). 


    Revenons-en à l'introduction d'Anne Coldefy. Pour elle, l'histoire de la littérature russe est régie par deux tendances contradictoires : la rupture et la continuité. Avant de poursuivre sur cette idée, elle a tenu à souligner cette particularité de  la littérature russe depuis qu'elle existe : elle « s'occupe de tout » : de philosophie, de politique, des questions sociales, bref de toutes les grandes questions du moment. C'est ce qu'ont fait des auteurs comme Dostoïevski, Tolstoï, Zamiatine (né en 1884 et décédé en 1937, il est notamment l'auteur de Nous autres et de La Caverne), Soljénitsyne, etc.
Cette littérature évoluant entre rupture et continuité s'est créée en rapport avec l'Occident, soit pour s'y opposer, soit pour s'en réclamer comme d'un modèle. Cette tendance est toujours d'actualité dans la littérature russe.




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    À partir de Gogol (1809-1852), la littérature russe oscille entre deux grandes lignes : le réalisme et le fantastique. Pour Gogol, c'est par le fantastique qu'on arrive à avoir la vision la plus juste du réel : on peut parler de réalisme fantastique. Pour en savoir plus sur Gogol : https://potesenpapier.blogspot.fr/2017/11/gogol-henri-troyat.html.

Pour noter d'autres périodes de ruptures, on peut évoquer le rejet du réalisme au début du XXème siècle, la révolution dans les arts à partir de 1917, la « révolution stalinienne » et enfin ce qu'Anne Coldefy a désigné comme le « désemparement » des années 1990.


    Après ce rapide tour d'horizon de l'histoire de la littérature russe, nous voici dans le vif du sujet : la littérature contemporaine.
 

Première particularité des auteurs russes d'aujourd'hui : ils ont beaucoup plus voyagé, en comparaison avec l'époque soviétique certes ; mais aussi différemment des auteurs du XIXème, rentiers qui faisaient le traditionnel tour d'Europe. Les auteurs du XXIème siècle voyagent mais en faisant une expérience plus pratique du monde : petits boulots ou études, ils prennent réellement part à la vie des pays qu'il visitent.
Cette nouvelle approche de l'étranger marque la fin de deux courants radicaux opposés : l'idéalisation et la vision « épouvantable » de l'Occident (avant, il n'y a pas de juste milieu : l'Occident est soit  l'Enfer soit le Paradis).
À l'exemple de Gogol qui a écrit Les Âmes mortes, son ultime chef d'œuvre à Rome, certains auteurs contemporains choisissent d'écrire sur la Russie depuis l'étranger, comme si on ne pouvait bien la comprendre qu'à distance. À l'inverse, d'autres choisissent plutôt de redécouvrir l'espace russe (à l'exemple de Vassili Golovanov qui parcourt l'Extrême-Orient russe).
On note aussi que peu d'écrivains vivent à Moscou : pour Anne Coldefy cette tendance est symptomatique d'un récent réinvestissement de l'espace général de la Russie.
Cette redécouverte débouche également sur un nouvel intérêt pour l'histoire de cet espace (on note qu'un nombre assez important d'écrivains russes sont géologues ou archéologues).


https://editions-verdier.fr/livre/eloge-des-voyages-insenses/https://editions-verdier.fr/livre/espace-et-labyrinthes/



    Une autre nouveauté particulièrement russe, il me semble : la question du fantastique revient sur la scène littéraire avec notamment beaucoup d'œuvres de dystopie, de science-fiction (on peut notamment citer Vladimir Sorokine et son roman Telluria, pour évoquer le dernier en date, qui imagine l'Europe en 2050).


https://www.actes-sud.fr/catalogue/science-fiction-fantasy/telluria


    La dernière fois que la Russie avait été le pays à l'honneur du Salon du livre de Paris, c'était en 2005... Il n'y a donc pas si longtemps. Selon Anne Coldefy, les auteurs d'aujourd'hui sont « moins bruyants » mais leur travail est marqué par « beaucoup plus de profondeur ».
Et de conclure que « pour comprendre quelque chose à la Russie, il faut passer par sa littérature ».




 

Evguéni Vodolazkine

 

https://www.fayard.fr/les-quatre-vies-darseni-9782213686363


   D'origine russe, il est né à Kiev (allez savoir pourquoi, sa famille avait quitté Saint-Pétersbourg autour de 1917). Il avait deux possibilités : aller à l'école russe de Kiev ou à l'école ukrainienne. Sa maman estimait qu'on doit parler la langue du pays où l'on vit, il a donc fait partie de la minorité d'élèves à choisir l'école ukrainienne plutôt que l'école russe. Il est vite devenu bilingue.

         Plus tard, il passa « par hasard » le concours de l'école doctorale de la Maison Pouchkine (Institut de littérature russe de l'Académie des sciences de Russie) pour y étudier la littérature médiévale.
Depuis, il vit donc à Saint-Pétersbourg et a évoqué avec tendresse le potentiel littéraire de sa ville, « ville d'une beauté tragique » ; faisant peut-être d'une part référence à demi-mot à l'idée selon laquelle Saint-Pétersbourg a été fondée sur des ossements humains (elle fut fondée en 1703 par le tsar Pierre le Grand dans une zone marécageuse, les conditions de travail des ouvriers chargés de l'édifier étaient donc déplorables et ont coûté la vie à un grand nombre d'entre eux) ; il évoque aussi, explicitement cette fois, l'abandon de la ville en 1918 (date à laquelle Moscou redevient le centre du pouvoir politique). 

Vodolazkine évoque aussi la façon dont sa ville est imprégnée de littérature : vous allez dans telle rue, c'est celle où Raskolnikov (le héros de Crime et châtiment) passe avec sa hache, dans telle autre rue un peu plus loin, celle où vit Oblomov (héros éponyme du roman** méconnu en France mais certainement pas en Russie, écrit par Gontcharov, publié 1859), etc. Au risque de vexer la salle remplie de parisiens, il ira jusqu'à dire que Saint-Pétersbourg est une ville plus littéraire que Paris. Courageux. C'est peut-être vrai mais je préfère ne pas céder officiellement ; ces parisiens sont fous, on ne sait pas ce qu'ils feraient... Sourire dans le métro ?

        On l'a ensuite questionné sur son roman Les quatre vies d'Arséni. Le roman se déroule au XVème siècle, or il savait que le fait d'écrire une œuvre littéraire sur un sujet qu'on étudie est considéré par ses collègues comme un « faux-pas » (prononcé en français). Mais il se justifie en disant qu'il passe plus de temps à lire des textes de l'époque médiévale, des textes en vieux russe, que des textes contemporains. Il considère donc qu'il passe plus de temps en Russie ancienne qu'en Russie contemporaine et que c'est par conséquent en Russie ancienne qu'il se sent le plus à l'aise.
Cependant, il précise qu'il n'a aucune envie d'écrire des romans historiques « en costumes d'époque», parce que ces costumes cachent le vrai visage des personnages. Dans ses romans, il ne s'intéresse pas à la grande histoire mais à la « petite histoire : celle de l'âme ». Il oppose l'histoire personnelle et l'histoire mondiale : l'histoire mondiale ne constitue qu'une petite partie de l'histoire personnelle de l'homme.
En écrivant Les quatre vies d'Arséni, il voulait raconter l'histoire d'un « homme bien ». Dostoïesvski l'a fait dans L'Idiot « mais il décrivait ses contemporains » ce que Vodolazkine considère comme une tâche très difficile. Et l'avantage du XVème siècle, c'est qu'on y trouve un genre typique voué à ce même but de décrire des hommes bons : l'hagiographie (récit de vies de saints).





Iouri Bouïda 



http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Du-monde-entier/Voleur-espion-et-assassin


            Iouri Bouïda est originaire de Kaliningrad, exclave russe située entre la Lituanie et la Pologne, autrefois allemande. Elle est investie par une population extrêmement cosmopolite à la suite de la seconde guerre mondiale.
Bouïda nous raconte que ses nouveaux habitants ignoraient l'histoire de Kaliningrad, « alors ils l'ont inventée ».


        À propos de ses œuvres, et pour répondre à l'évocation des Quatre vies d'Arséni par Vodolazkine, Bouïda nous dit : « je n'écris pas à propos de gens mauvais mais à propos de gens intéressants ». « Est-ce que la littérature russe a besoin de héros ? Non, aucune littérature n'a besoin de héros (positifs ou négatifs) mais de caractères » ni bons ni mauvais (il cite en exemple Emma Bovary : elle n'a rien d'une héroïne).


        Bouïda nous raconte ensuite qu'il a fait ses débuts en écrivant pour un petit journal local. La région est assez petite pour qu'il ait pu faire connaissance avec tous les habitants en un an « et tous étaient intéressants ». Ce sont eux qu'il décrit dans son œuvre alors qu'il n'auraient intéressé ni la littérature soviétique, ni la littérature classique. Les lecteurs régissent d'abord à ses débuts littéraires en disant que ce qu'il raconte « n'est pas réel » ; et plus tard il concèdent que finalement, « ça ne peut pas être autrement ». La discussion se conclue sur cette citation d'un maréchal russe du XVIIIème (le maréchal Münnich) : « l'existence de la Russie ne serait pas possible si Dieu ne la gouvernait pas ».




Merci à eux d'avoir partagé tout ça avec nous !





 


* En russe, lorsqu'on s'adresse de façon formelle ou avec une certaine révérence à quelqu'un, on l'appelle par son prénom et par son patronyme et non « Monsieur Untel ». Ainsi, lorsqu'un russe vous parlera de Pouchkine, il y a de fortes chances pour qu'il l'appelle « Alexandre Sergeevitch », le patronyme (à ne pas confondre avec le nom de famille) indique le prénom de son père (Sergeï, donc). Autre exemple : Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski est le fils de Mikhaïl, son patronyme est Mikhaïlovitch et son nom de famille Dostoïevski.
Voilà : maintenant vous pouvez vous la péter en appelant les auteurs russes par leurs prénoms et patronymes.

** Attention : si vous comptez lire Oblomov, préférez l'édition Livre de Poche (traduction de Luba Jurgenson), elle a le mérite d'être complète (celle de Folio a été élaguée, bien qu'il n'en soit pas fait mention sur la quatrième de couverture).





En bonus, cette petite mais excellente vidéo où François Deweer gérant de la librairie du Globe (librairie russe de Paris qui, soit dit en passant, organise de nombreux événements et a une newsletter) arrive à nous donner terriblement envie de plonger dans la littérature russe en seulement 2 minutes :




Le même format, des questions différentes avec Anne Coldefy :



samedi 10 mars 2018

Martin Eden - Jack London




        Une fois de plus, j’ai sélectionné pour vous un roman parmi la crème de la crème de mes lectures. Un roman intense et palpitant sur la découverte de la littérature et sur la manière dont elle enrichit nos vies ; un roman qui nous interroge sur notre rapport à ce qui est souvent rabaissé à un joli vernis de culture générale, un accessoire pour briller en société, et qui demeure hélas un symptôme de nos origines sociales.
Martin Eden est aussi la rencontre avec un personnage passionné, ardent comme on aimerait en rencontrer plus souvent en chair et en os.


« Il vivait des jours intenses, sa fièvre ne retombait jamais. »

Cette ferveur est sublimée par sa candeur, sa simplicité ; d’aucuns parleraient avec condescendance de naïveté ; « d’aucuns », vous en conviendrez après votre lecture de Martin Eden, cherchent le pain dans les gencives (ce pourquoi Martin a du punch, soit dit en passant).




Jack London
(Source : La Croix)

        Le roman débute avec l’entrée de Martin Eden, un jeune marin, dans la demeure bourgeoise où il est invité à dîner pour avoir rendu service à l’un des membres de la famille. Il y découvre avec émerveillement un tableau (pas Excel : une peinture) et un recueil de poésie abandonné sur une table. 



« Dans ses yeux passa un éclair de nostalgie et de convoitise mêlées, aussi promptement que dans ceux de l'affamé s'allume le désir à la vue de nourriture. Une foulée instinctive - avec une rotation des épaules vers la gauche, puis vers la droite - l'amena à la table où il commença à manipuler affectueusement les livres. Il notait les titres des ouvrages et les noms des auteurs, lisait des fragments, caressait les volumes des yeux et des mains ; une fois, il reconnut un livre qu'il avait lu. Pour le reste, c'étaient des livres et des auteurs qu'il ne connaissait pas. Il tomba sur un volume de Swinburne et se mit à lire avec concentration, oubliant où il se trouvait, le visage illuminé. Par deux fois, il referma le livre sur son index pour bien regarder le nom de l'auteur. "Swinburne". C'était un nom qu'il n'oublierait pas. Ce type avait su voir, et comment ! la couleur, la fulguration. Mais qui était Swinburne ? Était-il mort depuis un siècle ou plus, comme la plupart des poètes ? Ou bien était-il encore vivant, écrivait-il toujours ? Il se reporta à la page de garde... Oui, il avait écrit d'autres livres. Eh bien, dès le lendemain, à la première heure, il irait à la bibliothèque publique et il essaierait de se procurer des ouvrages de Swinburne. »


Tout de suite, Martin est défini par son exceptionnelle sensibilité et par un appétit gargantuesque pour la beauté. C’est à ce moment qu’apparaît Ruth, la sœur du jeune homme qu’il a secouru. Il tombe instantanément amoureux d’elle. La conversation peine à démarrer, Martin ne sait pas comment parler à une jeune femme issue des « hautes sphères de la société ». Les deux sont embarrassés jusqu’à ce que Martin aborde la poésie. 



    « Elle se lança donc avec grâce et volubilité dans le sujet qu'il avait proposé. Il se sentit mieux et s'enfonça un peu plus dans son siège, s'agrippant des deux mains aux accoudoirs comme si le fauteuil risquait de se dérober sous lui et de le précipiter sur le sol. Il était parvenu à la faire parler dans sa langue à elle, et tandis qu'elle discourait, il s'efforçait maintenant de suivre ses paroles, s'émerveillant de toute la science emmagasinée dans cette si jolie tête, se repaissant de la pâle beauté de ce visage. Il la suivait, oui, bien qu'il fût gêné par les mots inconnus qui tombaient en cascade de ses lèvres, et par des tours abstraits et des raisonnements qui étaient étrangers à son esprit, qu'ils stimulaient pourtant, et excitaient. Voilà ce qu'était la vie intellectuelle, se disait-il ; là était la beauté, une chaleur merveilleuse dont il n'avait jamais eu l'idée. Il s'oublia, dévorant la jeune fille des yeux. Il y avait là une raison de vivre, quelque chose à conquérir... une cause pour laquelle se battre, oui, et pour laquelle mourir. Les livres disaient vrai : de telles femmes existaient, elle était l'une d'elles. Elle mettait des ailes à son imagination, et de vastes toiles lumineuses se déployaient devant lui, où se dessinaient les vagues et gigantesques silhouettes de l'amour et de l'aventure, d'héroïques exploits réalisés pour l'amour d'une femme - une femme au teint pâle, une fleur d’or. »


De fil en aiguille, Ruth finit par proposer à Martin de l’aider à améliorer sa grammaire et il décide de se rendre aussi souvent que possible à la bibliothèque.



Peinture par Carl Holsøe
(Source : Pinterest)




« Dans son esprit à lui aussi, le gouffre se creusait, pas aussi vite, cependant que ne croissait son rêve de le franchir. »


        Seulement, pour combler le « gouffre » qui le sépare de la famille Morse (la famille de Ruth), il lui faudrait beaucoup de temps. Avec la conquête de Ruth commence aussi celle du savoir qui semble sans fin.


« Plus il étudiait, plus il voyait s'ouvrir des perspectives sur des domaines inexplorés du savoir, et il se plaignait interminablement que les jours n'eussent que vingt-quatre heures. »

La frénésie de Martin dans cette double quête instaure une tension qui rend le roman véritablement haletant.
Lorsqu’il étudie, il ne gagne pas d’argent et vit de ses économies jusqu’au jour où elles seront épuisées et où il sera par conséquent forcé de retourner en mer ou à un autre travail qui l’empêchera de lire et d’avancer dans la poursuite de son but ultime. On a l'impression d'assister à une véritable course contre la montre.
 

         Martin dégage une vitalité hors du commun qui s’exprime par son énergie et sa force physique autant qu’intellectuelle ainsi que par sa faim immodérée de beauté et de savoir. L’élève Martin dépasse rapidement le maître Ruth parce qu’il ressent un plus grand besoin d’apprendre et de comprendre, un besoin profond, viscéral, presque vital. Ruth a reçu une éducation supérieure parce que les conventions sociales l’exigent dans son milieu et qu’il faut bien passer le temps quand on n’a pas besoin de travailler, en attendant qu’un parti acceptable se présente. Elle ne s'est jamais posé la question, n'a jamais cherché à savoir si elle en avait vraiment besoin. Elle n’a jamais eu l’opportunité de ressentir ce besoin tandis que Martin doit se battre pour gagner l'accès au savoir.
La différence de leurs conceptions de la culture et des études se révèle aussi dans les fins qu’ils poursuivent. Ruth encourage Martin à y voir un merveilleux moyen de faire carrière ; quant à Martin…



« La beauté a un sens, mais auparavant, je l’ignorais. Je me contentais d’accepter la beauté comme une chose dénuée de sens ; elle était simplement là, sans rime ni raison. Je ne connaissais rien à la beauté. À présent je sais, ou plutôt je commence à savoir. Cette herbe est plus belle pour moi maintenant que je sais pourquoi elle est une herbe, et quelle chimie du soleil, de la pluie et de la terre l’a fait devenir ce qu’elle est. La vie d’un brin d’herbe est un vrai roman, savez-vous, et même un roman d’aventures. J’en palpite rien que d’y penser. Lorsque je songe au jeu de l’énergie et de la matière, et au formidable combat qu’elles se livrent, j’ai l’impression que je pourrais écrire une épopée sur l’herbe.

- Comme vous parlez bien ! " dit-elle distraitement, et il remarqua qu’elle lui lançait un regard pénétrant.
Il fut aussitôt tout confusion et embarras, et le sang lui monta au cou et au visage.
        "J’espère que je parle de mieux en mieux, balbutia-t-il. Il me semble que j’ai beaucoup de choses à exprimer, mais il y en a tant… Je ne parviens pas à trouver les moyens de dire ce que j’ai au plus profond de moi. J’ai parfois l’impression que le monde entier, la vie, tout… a élu domicile en moi et réclame à cor et à cri que je m’en fasse le porte-parole. Je sens bien… ah, comment décrire cela ?... je sens l’énormité de la chose, mais dès que j’ouvre la bouche je bredouille comme un petit enfant. C’est une tâche considérable de transmuer le sentiment et la sensation en une suite de mots, écrits ou parlés, qui subira une nouvelle transmutation en ces mêmes sentiment et sensation pour celui qui lit ou écoute. C’est une tâche d’une grande noblesse. Voyez, j’enfouis mon visage dans l’herbe, et les senteurs que j’aspire par les narines font naître en moi un millier de pensées et d’images. C’est l’odeur de l’univers que j’inhale. Je sais alors ce que sont le chant et le rire, le succès et la peine, le combat et la mort ; et je vois des visions se former dans mon cerveau, nées de cette odeur de l’herbe et que je voudrai pouvoir peindre et peindre au monde – mais comment faire cela ? Ma langue est liée. J’ai tenté de vous décrire avec des mots l’effet que produit sur moi l’odeur de l’herbe mais je n’y suis pas parvenu, je n’ai pu que vous le suggérer maladroitement. Ce que je dis me semble un véritable charabia, et pourtant je suffoque sous le désir éperdu de parler. Oh !... " Il leva les mains au ciel en un geste d’impuissance. "C’est impossible !... Incompréhensible !... Incommunicable ! " »


Antoine Chintreuil, Pluie et soleil
Musée d'Orsay

Et Ruth de répliquer que cette belle éloquence pourrait lui offrir une belle carrière. Je vous épargne l’extrait qui rappellerait trop aux étudiants en lettres ou autres arts (comprendre « conneries » en langage prosaïque) la fameuse conversation qui ne manque pas d’être lancée lors d’absolument chacune de leurs réunions familiales.
Et pourtant, notre bon Martin, bien que blessé, l’excuse et continue à l’aimer comme au premier jour.


« La raison n’avait rien à voir avec l’amour. Peu importait que la femme qu’il aimait raisonnât correctement ou non. L’amour était au-dessus de la raison. Qu’elle ne fût pas en mesure de reconnaître pleinement le caractère de nécessité de sa carrière à lui ne la rendait pas moins aimable. Tout en elle méritait d’être aimé, et ce qu’elle pensait n’avait rien à voir là-dedans. »





        Martin Eden est un roman qui fait du bien (dans l'ensemble) : enfin rencontrer quelqu'un qui ne considère pas la lecture seulement comme n'importe quelle manière, bien jolie, bien gentille de passer le temps ! Martin nous incite à nous consacrer uniquement et complètement à ce qui nous tient vraiment à cœur et aux tripes (pour tout achat d'un exemplaire de Martin Eden, vous faites l'économie d'un livre de développement personnel ; offre non contractuelle).
Dans tous les sens du terme, Martin est un héros : il fait vraiment preuve d'héroïsme lorsqu'il s'oppose au pragmatisme de Ruth. On ressent le besoin urgent de le voir gagner ce combat. Avec ce besoin, c'est l'émerveillement devant la passion de Martin, désir insatiable de lecture et d'écriture auquel il consacre toute sa formidable énergie, qui m'a fait tourner les pages aussi vite qu'un ventilateur lancé plein pot... Bon, tout en savourant quand même cette petite beauté comme il se doit. D'accord : je m'embrouille. Disons que je savourais plein pot. 


Martin parviendra-t-il à devenir un parti acceptable pour Ruth ? Succombera-t-il au pragmatisme de sa dulcinée ? Parviendra-t-il à devenir écrivain ? Sera-t-il invité chez Ruquier ? Retournera-t-il à son bateau ? Que diront sa famille et ses amis de sa nouvelle érudition ?...
Les réponses dans Martin Eden de Jack London.