dimanche 15 avril 2018

L'archipel d'une autre vie - Andreï Makine





    Pavel Gartsev, réserviste soviétique, est appelé pour se préparer à la guerre nucléaire (on est en 1952), parce que merde, on est des Russes : il n'y a pas de raison qu'avec un peu d'entraînement on ne puisse par survivre à une bombe atomique, quand bien même nous atterrirait-elle sur le sommet du crâne.
Finalement, Pavel, un autre soldat et deux officiers sont appelés pour une autre mission : rattraper un évadé du camp de prisonniers voisin, lequel s'est réfugié dans la taïga. La motivation à retrouver le prisonnier varie d'un personnage à l'autre mais aussi au fil de l'intrigue mais pour schématiser, on pourrait répartir les rôles de la façon suivante : l'un est terriblement ambitieux et espère une décoration de plus ; l'autre s'efforce de se montrer zélé parce qu'il sait qu'on attend le moindre prétexte pour l'accuser d'avoir saboté l'opération et l'envoyer lui-même au camp ; un autre paraît presque indifférent ; le quatrième, sans vouloir empêcher la capture,  n'est pas pressé de retourner au cantonnement : après tout, cette balade n'est pas désagréable.


    Des textes sur le retour à la nature, il en est déjà sorti des floppées. Ils semblent d'ailleurs particulièrement en vogue. Or, le texte de Makine se démarque admirablement : dans L'archipel d'une autre vie, la nature ne décomplexifie pas l'homme miraculeusement à peine a-t-il posé un pied dans la forêt. Le héros lui-même est surpris plusieurs fois par son propre comportement et raconte sans complaisance et avec simplicité comment il s'est senti emporté par l'ambition ou encore par une haine subite pour le prisonnier qui lui inspirait d'abord de la compassion.
Ajoutez à cela la diversité des personnages et leur confrontation dans un lieu isolé du reste du monde, leur vie commune jour et nuit : vous admettrez qu'il y a là de quoi faire un bon roman.
    La particularité de ce texte c'est qu'il ne décrit pas l'harmonie entre l'homme et la nature mais le processus chaotique qui peut y conduire. L'homme doit se débarrasser de ses habitudes, et s'affranchir de besoins qui n'en sont pas vraiment mais qu'il a intégrés comme tels en vivant en société. Ces besoins de l'homme « civilisé » qui le poussent pourtant à se conduire soi-disant comme un bête. Vus depuis la taïga, ces « besoins » deviennent au bout d'un moment des « petits plaisirs » dans la bouche d'un personnage.



« Nous avons peur de perdre nos petits plaisirs et, du coup, nous sommes prêts à obéir à n'importe quel salaud. »


Un autre dit comment il a pu déjà se détacher de la société, « sortir du jeu » après avoir perdu son fils et sa femme.



« Il faut toucher le fond, c'est la meilleure chose qui puisse arriver à un homme. Après ma première année de prison, j'ai commencé à éprouver cette liberté-là. Oui, la liberté ! Ils pouvaient m'envoyer dans un camp au régime plus sévère, me torturer, me tuer. Cela ne me concernait pas, car ce n'était qu'un jeu et je n'étais plus un joueur. Pour jouer, il fallait désirer, haïr, avoir peur. Moi, je n'avais plus ces cartes en main. J'étais libre... »

Leur séjour dans la taïga a d'abord exacerbé les passions des personnages, mais, après quelques temps, il leur arrive, ne serait-ce que ponctuellement, de prendre du recul sur elles.



    J'ai l'impression d'expliquer tout cela très mal : ce qui est en fait une réflexion complexe et profonde tend à devenir simpliste et téléphoné sous ma plume. Attention : ce n'est pas parce que je parle de « réflexion complexe » que L'archipel d'une autre vie est un roman compliqué à lire. Mais il est difficile à résumer dans un article précisément parce que Makine manie le genre romanesque avec brio : tout ce qu'il écrit a un sens, l'ensemble est admirablement bien ficelé ; et c'est pour cela que j'ai l'impression de l'appauvrir lorsque j'isole des éléments pour le résumer.
Qu'est-ce que j'entends par « bien ficelé » ? Par exemple, il m'est arrivé plusieurs fois au cours de ma lecture de me rappeler d'éléments de détail évoqués bien plus tôt dans le roman et qui venaient prendre tout leur sens des pages plus tard ; et ce malgré ma mémoire de poisson rouge : quelle performance d'écrivain ! 
Pour couronner le tout, ce n'est pas parce que L'archipel d'une autre vie fait réfléchir qu'il n'est pas palpitant : surtout à partir du milieu du livre, je n'arrivais plus à le lâcher.

    Je vous recommande donc chaleureusement ce petit roman qui sort des sentiers battus (au sens propre comme au figuré). Il a été pour moi une belle surprise et je vous conseille de tenter l'aventure, même si le résumé ne vous inspire pas : en principe la « chasse à l'homme » n'est pas tellement mon truc non plus (je préfère chasser des bébés labradors) et pourtant me voilà, en train de vous en parler alors que je pourrais être en train de relire Harry Potter en mangeant des bonbons (si c'est pas du sacrifice)...