dimanche 3 juin 2018

Le pavillon des cancéreux - Alexandre Soljénitsyne







« Soljénitsyne » : je ne sais pas si vous êtes ou avez été dans ce cas mais ce nom m'a longtemps paru aussi inaccessible que le moustique opiniâtre qui hante occasionnellement mes nuits (blague de saison : ILS seront bientôt de retour). Ça commence à remonter mais il me semble en avoir vraiment entendu parler pour la première fois seulement en terminale (en cours de philosophie). Depuis, il flottait dans le brouillard de mon cerveau vaguement défini comme «penseur» (en effet : ça ne veut rien dire), peut-être comme dissident (mais qu'est-ce que je connaissais alors de l'URSS ? les cours de siestoire m'ont si peu appris !) ; bref, « écrivain » semblait désigner un état trop accessible par rapport au monument Soljénitsyne tel qu'on nous le présentait. Je ne me rappelle pas exactement ce qu'on m'en avait dit à l'époque mais j'en ai à nouveau entendu parler depuis et à chaque fois on m'a laissé la même impression. 

En général, lorsqu'on parle de Soljénitsyne c'est pour évoquer le dissident alors qu'il est avant tout écrivain. Ses œuvres ne sont pas des essais politiques mais bien des romans. D'après son épouse, ils déploraient tous deux cette confusion (pour en savoir plus, cliquez ici pour découvrir ma retranscription de la passionnante interview que Natalia Soljénitsyne a donné lors du dernier salon du livre de Paris) : « C'est quelque chose qui est aussi bien regrettable en Russie qu'en Occident. En réalité son œuvre est beaucoup plus universelle qu'on pourrait le penser parfois et elle n'est pas forcément liée à une conjoncture politique particulière. »

Les ignares de l'histoire soviétique seront rassurés. 
Pour achever d'appâter les plus effarouchés, j'ajouterai que le style de Soljénitsyne, en tout cas en version traduite, est assez simple : Le pavillon des cancéreux n'est pas un roman difficile à lire. Ce qui ne l'empêchera pas de vous faire beaucoup réfléchir. C'est une œuvre qui allie la simplicité de la forme à une grande profondeur. C'est ça le talent ! On évitera de dire « génie » pour ne pas l'ériger à nouveau en monument qu'on ose à peine toucher avec l'extrémité d'un bâton tenu à bout de bras.



    Le pavillon des cancéreux raconte assez sobrement le quotidien des patients et des médecins d'un service de cancérologie à Tachkent (Ouzbékistan) en 1955 (soit 2 ans après la mort de Staline). La narration gravite autour de la salle commune des hommes, un petit dortoir où 9 lits sont disposés en rangs serrés. Les malades n'en sortent que pour recevoir des soins ou faire des examens.

La narration nous fait suivre différents personnages à tour de rôle, d'un chapitre à l'autre : une cancérologue qui se sent pousser une tumeur mais qui retarde le moment de l'affronter ; un touchant jeune homme de 16 ans qui étudie consciencieusement et avec enthousiasme en attendant de guérir ; une médecin discrète, timide qui cache un secret ; un vénérable médecin qui s'obstine à garder une patientèle privée qu'il reçoit chez lui, pratique transgressive et désuète à cette époque ; et cætera. Mais les deux personnages qu'il nous est donné de suivre plus particulièrement sont Roussanov et Kostoglotov.

Pavel Roussanov est un délateur professionnel (si cette carrière vous attire vous devez préparer un BTP : brevet tite pute), fervent serviteur embourgeoisé du Parti.

    « Bien sûr, les Roussanov n'allaient pas dans n'importe quelle maison de repos, ils n'allaient que dans celles où la personne est connue, respectée, où on lui crée des "conditions", où la plage et les allées sont interdites d'accès au public. Et lorsque les médecins avaient prescrit à Capitoline Matveïevna [la femme de Pavel] de faire davantage de marche, elle n'avait pu trouver pour le faire aucun autre endroit qu'une maison de repos de ce genre où elle était avec des égaux.
Les Roussanov aimaient le peuple, leur grand peuple. Et ils servaient ce peuple, et ils étaient prêts à donner leur vie pour le peuple.
    Mais, d'année en année, ils devenaient de moins en moins capables de supporter... La population. »

(Oui : Soljénitsyne avait le sens de l'humour.)


«S'cusez Sire, c'est l'bas peuple : je peux plus supporter leur tronches. »
Montage de la page Facebook Kaamelott, les répliques cultes !


Un personnage absolument CHARMANT qui aime se plaindre de la piètre qualité du service de l'hôpital. Et pourtant... Soljénitsyne a réussi à me faire ressentir de la pitié pour lui par moments : après tout, il se retrouve aussi vulnérable que les autres face à son mal et sa mort probable. 


Oleg Kostoglotov, ancien prisonnier condamné à la relégation à vie est le voisin de lit de Roussanov (ambiance). Personnage exubérant, il ne supporte pas que les médecins le laissent dans l'ombre quant à son traitement, comme ils ont l'habitude de le faire avec les autres patients (ce conflit donne lieu à une belle réflexion sur l'autorité). Kostoglotov veut comprendre comment tout cela fonctionne et quelles seront les conséquences pour lui. Il est aussi le seul à se permettre de sortir dans le parc de l'hôpital (il cache illégalement des bottes sous son lit).

« Déjà il s'était relevé de toute sa hauteur de grande perche, et, enfilant une blouse de femme, une de ces blouses de futaine sale et ample qui lui retombait presque sur les bottes et lui servait de manteau pour les promenades[...]. De la poche de son peignoir, il extirpa un ceinturon militaire roulé, large comme quatre doigts, avec une boucle en forme d'étoile à cinq branches. Il ceintura son peignoir qui bâillait, en prenant soin de ne pas comprimer l'endroit de la tumeur. »


C'est LE look de la prochaine saison.

    Soljénitsyne nous offre donc une belle diversité de personnages liés cependant par leur confrontation avec la mort et la maladie dont ils nous parlent chacun en leurs termes par l'intermédiaire du narrateur, ce qui rend accessible des réflexions profondes (aucun des personnages n'est doctorant en philo) qui nous touchent d'autant plus qu'elles sont traitées avec une certaine simplicité (le p'tit narrateur omniscient qui va bien, t'as vu). Soljénitsyne affirme avec force la valeur des vies apparemment ineptes de ces malades.
« Thématiques joyeuses », me direz-vous. Croyez-moi, c'est là qu'on touche à la grande prouesse de ce roman : l'espoir n'est jamais loin. Il est distillé avec doigté tout au long du roman. Un petit coup de Soljénitsyne devant les mirettes, ça fait du bien.


    Je laisse un dernier extrait pour ceux qui ressentiraient encore le besoin de tâter le terrain :



    « Oleg était excité - excité d'avoir tant parlé et d'avoir été écouté. Brusquement il s'était senti submergé, entraîné par la sensation de vie retrouvée, cette vie dont, il y avait tout juste quinze jours, il s'était cru congédié. Bien sûr, cette vie ne lui promettait rien de bon, de ce qu'on appelait ainsi du moins, et pour quoi se battaient les habitants de cette grande ville – ni appartement, ni biens matériels, ni succès social, ni argent –, mais il y avait d'autres joies intrinsèques, des joies que lui n'avait pas désapprises, dont il savait toujours le prix : le droit de marcher sur cette terre sans obéir à un ordre ; le droit d'être seul ; le droit de regarder les étoiles sans être aveuglé par les projecteurs du camp ; le droit d'éteindre la lumière pendant la nuit et de dormir dans l'obscurité ; le droit de jeter des lettres dans les boîtes aux lettres ; le droit de se reposer le dimanche ; le droit de se baigner dans la rivière. Oui, des droits de ce genre, il y en avait beaucoup.
    Le droit de bavarder avec des femmes.
    Et tous ces droits, merveilleux et innombrables, sa propre guérison les lui rendait !
    Sans bouger, il fumait et il exultait. »









Autre recommandation (un recueil de trois nouvelles)