lundi 27 janvier 2020

Les Évaporés - Léna Mauger et Stéphane Remael




        Tout plaquer pour tout recommencer... Ça en fait rêver plus d'un. D'ailleurs, dans le prologue des Évaporés Stéphane Remael évoque sa propre envie de fuir (qui n'est heureusement plus d'actualité).
Mais, loin de nos conceptions romantiques, à l'origine des disparitions évoquées dans ce livre, il y a des dettes, les menaces de la mafia et surtout, le déshonneur qui prend si facilement un tour dramatique au Japon. Certains fuient après un échec : un examen raté, un licenciement, etc. 



« Je n'ai pas songé à une nouvelle vie, je me suis enfui, c'est tout. S'enfuir n'est pas glorieux. Ni argent, ni statut social. L'essentiel est de rester vivant. »


        On estime que 100.000 Japonais disparaissent chaque année. Certains se suicident, les autres fuient et sont condamnés à vivre en clandestins dans leur propre pays. Ils sont relégués aux marges de la société, parfois dans des quartiers réservés aux exclus, comme celui de Sanya à Tokyo, dont le nom ne figure d'ailleurs pas sur les cartes. Ils sont exploités comme intérimaires bon marché.
Le pire ? 



« Un soir brûlant, trois types sans âge se parlent au bar. Ils lèvent leur verre à l'espoir. Un rabatteur leur a proposé un travail. Logé, nourri, deux mois durant au moins. Il faudra nettoyer, balayer, jeter des gravats dans des sacs. Des gravats de la centrale de Fukushima. Des poussières du nucléaire. Demain, ces disparus deviendront liquidateurs. S'ils n'en reviennent pas, personne ne les cherchera. "C'est comme ça, on n'y peut rien." » 

Une des nombreuses photos de Stéphane Remael qui illustrent Les Évaporés. Vous pouvez aller sur son site pour en voir plus : https://www.stephaneremael.com/thevanished)




        Ce livre est aussi passionnant qu'émouvant. D'un côté, j'avais envie de le dévorer, fascinée par ces destins tragiques, touchants et tous différents. D'un autre côté, j'ai souvent ressenti le besoin de refermer le livre quelques instants pour digérer ce que je venais de lire. Après tout, on parle de vies brisées.
Un des témoignages qui m'a le plus touchée est celui de Hashi, qui a d'abord fui dans l'intention de se suicider. 



        « La boue a pénétré mes chaussures, j'avance à pas lents, je parle aux arbres. J'imagine le téléphone du salon qui sonne dans le vide, mon patron furieux, ma femme en larmes. Et puis mon père, pragmatique comme toujours, qui a certainement déjà recruté un détective. Appartement fouillé, courrier épluché : que devine le limier, sinon que je suis un homme faible ? »


Finalement, il s'écroule de fatigue dans la forêt où il est venu pour se pendre et se réveille chez un vieil homme qui le nourrit, lave ses vêtements et lui donne un peu d'argent. Hashi va de petit boulot en petit boulot, finit dans un pressing...


        « Puis le pressing ferme, ça recommence, le sentiment d'échec, la honte, la fatigue, le cerveau en surchauffe. La chute est rapide. J'ai l'impression de la regarder de l'extérieur. Ce n'est pas moi, pas encore. Je perds mes dents, le suicide guette. Je suis un renégat, rouage pourri d'une grande machine. Invisible, inutile. Une vie pareille, il y a de quoi devenir fou. À un moment, je deviens fou. Mais j'ai de la chance. Malgré tout, j'ai de la chance. »


Il tente de renouer un tant soit peu avec son ancienne vie mais il est trop tard.


« Depuis, je meurs, lentement. Les bonheurs perdus, ça ne se rattrape jamais. »




        Et il y a tant d'autres témoignages émouvants... Je ne résiste pas à l'envie d'évoquer Yukio Shige, policier à la retraite, qui passe ses journées à arpenter les bords d'une falaise où beaucoup de gens viennent pour se suicider. Yukio
« s'est donné pour mission de dissuader les désespérés d'en finir dans les flots ». « Il y consacre tout son temps et son énergie. » Il a même fondé une petite association.

« M. Shige reconnaît les désespérés à leurs vêtements foncés, à l'absence de sac et d'appareil photo. "Je les approche doucement et je murmure : comment allez-vous ? Ils rougissent et éclatent en sanglots. Souvent, ils n'attendent que cela, un mot, un geste." »


« Mon association a sauvé 248 personnes du suicide en sept ans. »




         J'ai dit que c'est un livre aussi passionnant qu'émouvant. L'évocation de certains chapitres ne manquera pas de vous intriguer : on découvre l'existence d'une petite entreprise de « débarras en tout genre » qui aide notamment les gens à s'évaporer ; un autre chapitre particulièrement marquant traite des camps de redressement pour cadres (si votre patron estime que vos performances sont décevantes, il peut choisir de payer pour vous y envoyer une dizaine de jours afin que vous appreniez à être un bon employé).




        Le sujet très riche des disparitions volontaires permet de livrer un tableau inédit du Japon. Ce qui ne veut pas dire que cet ouvrage s'adresse à des spécialistes : ma propre culture sur le sujet est celle du pékin moyen (oui, je sais : Pékin, c'est en Chine).



« Si nous avons à faire à des Chinois de Chine ça ne marche plus. »
(OSS 117 : Rio ne répond plus (je recommande chaudement))


        Le phénomène des disparitions volontaires est un sujet tabou au Japon. Léna Mauger et Stéphane Remael ont d'ailleurs eu beaucoup de mal à trouver des correspondants qui puissent les aiguiller dans leurs recherches. La plupart du temps, les gens se fermaient dès que le mot « johatsu » (évaporés) était prononcé ; ils inventaient des excuses peu convaincantes pour couper court à toute collaboration.
Et c'est là qu'on touche au plus grand mérite des Évaporés : donner une existence à ceux qui n'en ont plus. Pour les disparus, cette conversation avec des étrangers était une occasion unique de se confier sans craindre de jugement. Ils ont trop honte pour se confier à leurs compatriotes.





        « Sakae voit son archipel comme une Cocotte-Minute. Les habitants bouillent à petit feu, soumis à une perpétuelle mise à l'épreuve. Lorsque la pression devient intenable, ils s'échappent. Ce sujet, tabou, renvoie aux fondements mêmes de la société nippone tout comme les trente-trois mille suicides annuels, soit quatre-vingt-dix répertoriés chaque jour. "Un homme digne de ce nom ne fuit jamais. Fuir, c'est bon pour un robinet", s'amusait Boris Vian. Au Japon, la philosophie s'inverse : un homme digne de ce nom s'en va. »



        Ce n'est pas une lecture légère mais je ne pense pas que ça nous fasse du mal de compatir. Je crois que ça peut valoir le coup de laisser une chance à ces évaporés de faire entendre leur voix. Ce n'est pas chez eux qu'ils pourront la faire entendre.
Il est sûrement aussi important de voir ce que cela peut donner quand on traite les hommes comme des robots ou de simples outils.
Aussi, montrer cette face cachée du Japon est sûrement un excellent moyen de le comprendre, loin des images d'Épinal et clichés en tous genres



        Ultime argument : Léna Mauger et Stéphane Remael ont certes eu le nez de choisir un sujet passionnant, la ténacité remarquable d'enquêter alors que peu de gens étaient disposés à les aider mais par-dessus le marché, les textes sont très bien écrits et les photos vraiment magnifiques et expressives ; elles me semblent bien traduire ce que les auteurs ont pu ressentir sur place, même quand l'objectif s'arrête sur des décors austères ou dépouillés ; et bien sûr, elles donnent un visage aux évaporés, aux détectives, aux parents éprouvés par la disparition de leur enfants...


Ce livre est une perle. Une claque. Une perle qui m'a collé une claque. (Diantre. On se croirait chez Lewis Carroll).