vendredi 20 mars 2020

Ermites dans la taïga - Vassili Peskov




        « À bord d'un hélicoptère des services météorologiques qui relevait le niveau des neiges dans les Saïan, nous survolions l'Abakan.
        La rivière s'étirait comme un ruban blanc entre les montagnes avec, par endroits, des taches noires d'eau vive qui résistaient aux glaces. Çà et là, le dessin blanc d'une empreinte de renne. Effleurée par le soleil de mars, l'austère forêt sibérienne somnolait, immobile, dans les montagnes. Les instruments de mesure des neiges clignotaient. "La couche est épaisse ? – En moyenne, jusqu'à la ceinture, mais elle atteint parfois plus de deux mètres", a répondu l'hydrologiste. Inaccessible, impénétrable, la forêt était noyée sous la neige. Difficile d'imaginer qu'il y eût ici un foyer de vie. Pourtant il était bien là. »



        En 1978, un groupe de géologues en expédition dans un des coins les plus isolés de la Sibérie tombe par hasard sur une famille qui vit là, complètement coupée de toute société humaine depuis 35 ans ; avant cela, ils vivaient un peu plus loin, dans une communauté de vieux-croyants.
Les vieux-croyants sont en schisme avec l'Église russe depuis 1653, à la suite d'une réforme de la liturgie et d'une nouvelle traduction des textes sacrés. Ils furent contraints de s'exiler aux confins de la Russie pour échapper aux autorités. (Vassili Peskov résume très bien tout ça.)
        La famille qui nous intéresse (les Lykov : Karp, le père (80 ans) et ses enfants (entre 56 et 39 ans) : Savvine, Natalia, Dmitri et Agafia) se rattache à cette minorité fidèle à des pratiques religieuses et une vision du monde figée depuis plus de trois siècles... Et cela frappe plus d'une fois lors du récit de Vassili Peskov, journaliste qui les a rencontrés à de nombreuses reprises, notamment dans une conversation avec le père, Karp Ossipovitch.


« Le tsar Alexeï Mikhaïlovitch (Alexis), son fils Pierre, le patriarche Nikon avec "sa manière diabolique de se signer des trois doigts*", ces personnages étaient pour Karp Ossipovitch des ennemis intimes et organiques irréversibles. Le vieillard parlait d'eux comme si quelques cinquante ans seulement, et non trois siècles, le séparaient de leur règne. »

*Un des changements apportés par la réforme de Nikon imposait de se signer avec trois doigts (en référence à la Trinité) plutôt qu'avec deux doigts, comme on avait l'habitude de le faire jusqu'alors.


Source 




        Les Lykov vivent en complète autarcie et doivent subvenir à tous leurs besoins eux-mêmes (du moins jusqu'à ce que la Russie découvre leur histoire et que les colis et enveloppes ne commencent à arriver chez Vassili Peskov « pour les Lykov »). Ils dépendent totalement des caprices de la nature. On apprend notamment que, plus que les ours, ils redoutent les écureuils qui peuvent s'attaquer à leurs provisions de graines et déclencher une disette.


        « Des saisons de disette ? Oui, 1961 aura été une année terrible pour les Lykov. La neige de juin, accompagnée d'un gel assez violent, emporta toutes les cultures. Le seigle succomba à la froidure et les pommes de terre n'y survécurent que pour garnir le stock de semence. [...]
        Cette année-là la mère mourut de faim. »



        J'en ai un peu honte maintenant, mais j'ai parfois été lassée, (surtout dans la suite) par Agafia qui semble se plaindre constamment tout en refusant de déménager ; mais en préparant cet article, je me rappelle qu'elle a bien mille raisons de se plaindre d'une vie aussi rude, où le travail ne cesse pratiquement jamais (à part peut-être pendant le charmant hiver sibérien, quand il n'y a plus rien à récolter ou à planter). Déménager paraît impensable, tout d'abord parce que pour un Lykov, ce serait un péché (tout ce qui vient du « siècle » (comprendre « le monde moderne») est refusé, même si on verra que, petit-à-petit, ils arrivent à quelques compromis). Et comment vivre ailleurs quand on a connu que ça ? Oui, Agafia peut se plaindre et c'est vraiment touchant de se dire que les colis continuent encore d'affluer, avec les coups de mains en tous genres (comme lorsque des pompiers sont venus leur construire une nouvelle isba).



Août 1983 : « Dévoré de curiosité, je fais le voyage avec le mandat des lecteurs fascinés par l'histoire des Lykov : "Retournez-y, nous attendons." »

Octobre 1984 : « Eh bien non ! Dans le tourbillon des événements, des affaires et des accidents, nos lecteurs n'oublient pas les Lykov.
    "Comment ça va, là-bas ?" »



Vassili Peskov et Agafia Lykov
(Source)



        Vassili Peskov fait le lien entre les Lykov et le reste du monde. Il retourne régulièrement à l'ermitage pour prendre des nouvelles (pressé par les lettres de ses lecteurs) mais aussi pour évaluer les besoins. Il est plus qu'un journaliste, plus qu'un observateur dans cette histoire ; cet engagement est vraiment touchant. Et il n'est pas le seul. On rencontre également un géologue de la base proche de l'ermitage au destin très émouvant : Erofeï.


« J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer le "parrainage" d'Erofeï Sazontievitch Sedov. Eh bien, il vient de refuser une promotion professionnelle qui lui était proposée sur un autre secteur : "Je ne peux pas abandonner les Lykov." »




        Vassili Peskov ne manque pas de demander au père comment ont été digérés ces nouveaux contacts avec le monde :


« Peut-être regrettaient-ils d'être mêlés au "siècle" et de voir de si près la vie à laquelle il s'étaient dérobés ? "Bah ! Vassili MikhaÏlovitch, en sept ans nous n'avons rien enduré de mal. J'en rends grâce à Dieu, nous ne voyons que de bonnes choses." »

Une chose est certaine, c'est que leur vie a changé et qu'ils ont évolué depuis leur rencontre avec les géologues, surtout Agafia, la cadette : 


« J'ai connu Agafia sauvage, barbouillée de suie. C'était une enfant adulte, pas bête du tout, mais socialement déconnectée. Encore aujourd'hui ceux qui la découvrent ont cette impression. Pour moi, toutefois, c'est déjà une autre Agafia. Elle est plus retenue, plus réfléchie, mais plus ironique aussi, plus soignée, plus ordonnée dans son ménage. [...] Sa langue s'est enrichie. Elle utilise une foule de mots nouveaux, souvent inattendus. Sa mémoire phénoménale enregistre tout ce qu'elle voit. [...] Elle devine la force du "siècle" en même temps que ses faiblesses, comprend parfaitement la dépendance qui la rattache au monde humain tout en érigeant fort sagement des limites à cette dépendance. »


(Source)



         Ermites dans la taïga fait partie de ces livres dont on a du mal à expliquer l'attrait. Ce livre m'a captivée alors que les grands événements y sont rares. C'est le quotidien des Lykov que j'ai trouvé passionnant, leur lutte pour survivre dans une nature loin d'être toujours clémente mais qu'ils connaissent tellement bien. J'ai été frappée par leur ingéniosité et leur habileté (ils savent absolument tout faire : construire, filer, fabriquer des seaux en écorce de bouleau, etc.). 
J'ai été amusée de découvrir leur vision du monde, de les voir confrontés à des gens « du siècle » dont certains sont devenus des amis malgré tout. J'ai été émue par le dévouement de Vassili Peskov, de Erofeï et de tant d'autres. 
        Comme les lecteurs du journal de Vassili Peskov, je ne me lassais pas, je voulais toujours en savoir plus sur les Lykov. 
        Une lecture étrangement addictive, un bol d'air à avaler d'un lampée.