vendredi 21 juin 2019

Chagrin d'école - Daniel Pennac




    Dix mois auront passé entre mon dernier coup de cœur et celui-ci. Ce n'est pas faute d'avoir lu ; je suis juste chiante (pardonnez mon français, mais c'est le terme clinique).
Chagrin d'école m'a happée par le style, l'intelligence bienveillante, l'humour et l'énergie qui brillent à chaque page : je vous laisse en juger à la lecture des extraits cités (en italique).
Je l'ai dévoré comme un roman à suspens. Je l'ai aussi savouré comme l'œuvre d'un auteur assez familier de la langue pour s'amuser avec elle ; je l'ai ruminé comme une œuvre qui apprend à réfléchir et à aimer.
   
    Chagrin d'école est une sorte d'hybride entre essai et autobiographie. Le but est de saisir cette figure du cancre que l'auteur a incarné puis rencontré dans ses classes une fois devenu professeur. Bien sûr, il s'agit aussi de comprendre comment aider les mauvais élèves à s'en sortir. Mais ici il ne s'agit pas d'une course à la réussite pour la réussite. L'urgence vient de ce constat : il n'y a pas de cancre heureux.





     « – Si ce que vous écrivez de votre cancrerie est vrai, pourrait-on m'objecter, cette métamorphose est un authentique mystère !
    À ne pas y croire, en effet. C'est d'ailleurs le lot du cancre : on ne le croit jamais. Pendant sa crancrerie on l'accuse de déguiser une paresse vicieuse en lamentations commodes : "Arrête de nous raconter des histoires et travaille !" Et quand sa situation sociale atteste qu'il s'en est sorti on le soupçonne de se faire valoir : "Vous, un ancien cancre ? Allons donc, vous vous vantez !" Le fait est que le bonnet d'âne se porte volontiers a posteriori. C'est même une décoration qu'on s'octroie couramment en société. Elle vous distingue de ceux dont le seul mérite fut de suivre les chemins du savoir balisé. Le gotha pullule d'anciens cancres héroïques. On les entend, ces malins, dans les salons, sur les ondes, présenter leurs déboires scolaires comme hauts faits de résistance. Je ne crois, moi, à ces paroles, que si j'y perçois l'arrière-son d'une douleur. Car si l'on guérit parfois de la cancrerie, on ne cicatrise jamais tout à fait des blessures qu'elle nous infligea. Cette enfance-là n'était pas drôle, et s'en souvenir ne l'est pas davantage. Impossible de s'en flatter. Comme si l'ancien asthmatique se vantait d'avoir senti mille fois qu'il allait mourir d'étouffement ! Pour autant, le cancre tiré d'affaire ne souhaite pas qu'on le plaigne, surtout pas, il veut oublier, c'est tout, ne plus penser à cette honte. Et puis il sait, au fond de lui, qu'il aurait fort bien pu ne pas s'en sortir. Après tout, les cancres perdus à vie sont les plus nombreux. J'ai toujours eu le sentiment d'être un rescapé. »



Chagrin d'école (Merci Giphy.)


     Pennac ne prétend pas livrer une méthode ; il est plutôt sceptique vis-à-vis des méthodes.

[Ici l'écrivain engage un dialogue avec le cancre qu'il a été.]
    « – Vas-y, toi qui sais tout sans avoir rien appris, le moyen d'enseigner sans être préparé à ça ? Il y a une méthode ?
    – C'est pas ce qui manque, les méthodes, il n'y a même que ça, des méthodes ! Vous passez votre temps à vous réfugier dans les méthodes, alors qu'au fond de vous vous savez très bien que la méthode ne suffit pas. »


    Le récit n'est pas chronologique, parce qu'il ne s'agit pas de la « success story » d'un cancre devenu professeur de français
Le cancre et l'écrivain dialoguent, s'engueulent... Pennac s'appuie autant sur sa propre expérience de cancre que sur ceux qu'il a rencontrés dans ses classes ; il va et vient sans arrêt entre ces deux périodes de sa vie. Ce qui peut parfois donner l'impression que la narration tourne en rond, mais chaque aller, chaque retour offre une nouvelle perspective, nous fait creuser un peu plus loin vers le fond du problème.

   Pennac essaie de se mettre à la place de ses élèves pour mieux les comprendre. Certes, il sait ce que c'est que d'être cancre, mais il ne s'arrête pas à sa propre expérience et fait (plus d'une fois) l'effort de se représenter ce que le contexte actuel change dans la vie des adolescents.


    « Aucun doute, si le cancre que je fus était né il y a une quinzaine d'années [...] il se serait offert un matériel d'évasion dernier cri, se serait laissé aspirer par son écran, s'y serait dilué pour surfer sur l'espace-temps, sans contrainte ni limite, sans horaire et sans horizon, il aurait chatté sans fin et sans propos avec d'autres lui-même. Il l'aurait adorée, cette époque qui, si elle ne garantit aucun avenir à ses mauvais élèves, est prodigue en machines qui leur permettent d'abolir le présent ! Il aurait été la proie idéale pour une société qui réussit cette prouesse : fabriquer de jeunes obèses en les désincarnant. »

Ça nous change de l'habituel discours méprisant des adultes à propos des « jeunes ». Pennac est l'anti vieux con ; un adulte mature, en somme.



(Giphy mon nouveau meilleur ami)


    Certes, le fait d'avoir été cancre l'aide beaucoup, mais il aurait aussi bien pu oublier cette période de sa vie et ignorer les difficultés de ses élèves : c'est plus facile, ça évite de faire l'effort de comprendre. Même avec cette expérience bien utile, il faut faire un effort. Pourtant, il ne s'agit pas tout à fait d'empathie dans le cas du professeur, comme son cancre le dit à Pennac : « On s'en fout de votre empathie ! Elle nous coulerait plutôt, votre empathie ! Personne ne vous demande de vous prendre pour nous, on vous demande de sauver les gosses qui n'ont pas les moyens de vous le demander, tu peux comprendre, ça ? On vous demande d'ajouter à toutes vos connaissances l'intuition de l'ignorance, et d'aller à la pêche au cancre, c'est votre boulot ! Le mauvais élèves se prendra en main quand vous lui aurez appris à se prendre en main ! C'est tout ce qu'on vous demande ! »

Et pourtant, quelle leçon d'empathie Chagrin d'école aura été pour moi. C'est un livre qui m'aura faite rire et réfléchir ; et au-delà de l'empathie, il m'aura donné une leçon d'autre chose encore...

[Je reviens à la conversation entre l'écrivain et l'ancien cancre.]
« – Vous savez très bien que la méthode ne suffit pas. Il lui manque quelque chose.
   –  Qu'est-ce qu'il lui manque ?
   – Je ne peux pas le dire.
   – Pourquoi ?
   – C'est un gros mot.
   – Pire qu'empathie ?
  – Sans comparaison. Un mot que tu ne peux absolument pas prononcer dans une école, un lycée, une fac, ou tout ce qui y ressemble.
   – À savoir ?
   – Non, vraiment, je ne peux pas...
   – Allez, vas-y !
   – Je ne peux pas, je te dis ! Si tu sors ce mot en parlant d'instruction, tu te fais lyncher.
   – ...
   – ...
   – ... »

La réponse dans Chagrin d'école




L'empathie par Sheldon Cooper (source : Pinterest)

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