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mardi 17 mai 2022

Les Services compétents - Iegor Gran


Iegor Gran et ses parents


 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Écrire un roman comique : les doigts dans le nez ? (Poil aux pieds.)

 

    Au menu du jour : une belle petite lecture comique, la première du blog d'ailleurs (bien qu'Orgueil et préjugés et surtout Gogol, de Troyat vaillent leur pesant de barres de rire). Peut-être parce que, mine de rien, écrire un roman essentiellement humoristique constitue un petit défi : faire rire pendant 200 pages tout en trouvant les moyens de tenir son lecteur en haleine n'est pas une mince affaire.
(Par exemple, je suis en train de découvrir Terry Pratchett, et bien que son humour soit bigrement efficace sur moi, je me suis dit plus d'une fois que ses romans auraient bénéficié de quelques coupes. Ceci dit, j'ai essentiellement lu les plus anciens. Il s'améliore peut-être avec le temps (mon préféré jusqu'ici : Au guet !).)
Et il suffit qu'une ou deux blagues tombent à côté pour que le malaise s'installe (j'ai eu ce sentiment en lisant Les Petites reines, de Clémentine Beauvais où la narratrice enchaîne les blagues en continu ; les 3/4 tombent à plat. C'est certes à dessein puisqu'elle est présentée comme un personnage anormalement volubile... N'empêche : ça m'a donné l'impression de passer à coté.)
Bref ! Parlons donc de ce roman comique maîtrisé.

 
 


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'histoire

 

    A priori, le sujet ne respire pas la franche rigolade : l'auteur revient sur la traque de son père, Andreï Siniavski par le KGB qui lui reprochait d'avoir fait publier en Occident des nouvelles « anti-soviétiques ». Vous allez lire cet adjectif un paquet de fois dans ce roman, et toujours pour votre plus grande hilarité, puisque le personnage principal, le lieutenant Ivanov, chargé de retrouver Siniavski, est particulièrement chatouilleux.


    « Le lieutenant Ivanov se bouche le nez et plonge à son tour dans le livre défendu.
    Les nouvelles sont odieuses, en effet. Dans l'une, Tertz raconte l'histoire d'un devin capable de voir le passé et l'avenir dans une sorte d'omniscience totale (mais incapable de prévoir l'avènement du communisme). Dans une autre, le héros est un écrivain médiocre, graphomane monstrueux, obsédé par la production maladive de textes, que rien ne semble pouvoir arrêter.
    Pas un seul personnage positif : tous semblent petits, hargneux, grotesques. Aucune référence aux défis industriels et agricoles auxquels doit faire face le pays. Aucune foi dans le progrès, qu'il soit social ou scientifique. Partout, d'affreux appartements communautaires à la plomberie qui fuit. Cet écrivain fait sa cuisine avec le repoussant, le difforme, le faux. Non, ce n'est pas l'Union soviétique où vit le lieutenant !
    Ivanov n'est certes pas un expert en littérature (à chacun son métier), mais, devant ces textes horribles, pas besoin de s'y connaître !
    Il faut arrêter le criminel avant qu'il n'écrive autre chose.
»



    Le lieutenant Ivanov a pour mission de découvrir la véritable identité de l'auteur qui publie ses nouvelles sous le pseudonyme d'Abram Tertz. Et il n'est pas au bout de ses peines, puisque Siniavski/Tertz et la personne qui l'a aidé à faire publier ses textes ont très bien réussi à brouiller les pistes.

 

 

 

Une satire hilarante de la société soviétique

 


    Mais au-delà de l'enquête, Les Services compétents nous permet surtout de suivre les considérations du très borné et très fidèle au parti Ivanov (un bon p'tit soldat !) ; car nous suivons les événements essentiellement à travers son point de vue. Il nous parle certes d'Abram Tertz et nous prenons plaisir à le voir enrager de ne pas réussir à le coincer, mais il évoque aussi toutes sortes d'anecdotes ou d'épisodes plus ou moins dramatiques (toujours traités avec humour), comme la contrebande d'enregistrements de jazz gravés sur de vieilles radiographies (oui-oui : celles avec des os dessus ; on parle de filière d'enregistrements clandestins de « jazz sur ossements »), le premier vol spatial habité ou l'expulsion (discrète et nocturne) du corps de Staline du mausolée de la place Rouge pour une tombe plus modeste.

    « Le lendemain, à l'heure où les enfants partent à l'école, Abram Tertz est réveillé par les cris des gamins, dans la rue, sous ses fenêtres :
    — On a jeté Staline du mausolée ! On l'a foutu dehors ! Le macchabée a pris le large !
    Aussitôt, des adultes affolés interviennent :
    — Vous êtes inconscients avec vos jeux à la con ! Fermez-la ! Si quelqu'un vous entend... Vous ne vous rendez pas compte ! Dispersez-vous immédiatement et bouclez-la !
    La stupéfiante nouvelle se confirme pourtant dans la journée. Abram Tertz n'en croit pas ses oreilles. Le lieutenant Ivanov non plus. Impossible d'aller vérifier, la place Rouge est toujours bouclée.
    Les deux sont plutôt satisfaits.
    "Il aurait mérité une fosse à purin, pense l'un. Mais c'est toujours ça de pris."
    "Il faut savoir tourner la page, pense l'autre. Le parti a toujours raison." 
»

 

 

Reconstitution du transfert du corps de Staline


 

 

    Toutes ces anecdotes, ces épisodes du quotidien nous offrent un tableau très vivant de l'URSS (plus précisément dans les années 60 : sous Khrouchtchev et au tout début de l'ère Brejnev). Iegor Gran recrée avec maestria cette atmosphère particulière qu'on retrouve dans les romans de l'époque.


    Les Services compétents est une satire hilarante de la société soviétique. On rit, certes, mais on aborde au passage quelques sujets passionnants : la censure et ce qu'elle traquait dans la production littéraire ; ou encore toutes les péripéties qu'il faut traverser pour pouvoir publier en Occident, et comment brouiller les cartes afin de ne pas être retrouvé.
Et après avoir tant ri, j'ai été vraiment émue par la fin. J'admire l'auteur d'avoir réussi à faire rire d'un sujet qui a tant affecté sa famille.
    Certes, l'humour est subjectif, et tout le monde ne rira peut-être pas autant que moi en lisant ce roman, mais j'espère vous avoir donné un aperçu de celui de Iegor Gran.

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