mardi 28 novembre 2017

Gogol - Henri Troyat




Qui est Gogol ?
 

        Il peut être utile, pour commencer, de présenter l'objet de cette biographie. Qu'est-ce qui me fait penser ainsi ? Les nombreuses fois où le nom de Gogol déclenche des rires.
Afin de piquer votre intérêt (de vous « racoler », peut aussi bien convenir) et de vous donner envie d'en lire plus, je commencerai par écrire que, si on devait nommer les monuments de la littérature russe du XIXème siècle, il faudrait certes mentionner Pouchkine, Dostoïevski et Tolstoï, mais votre panthéon serait incomplet sans Gogol (1809-1852). Et pour vous empêcher de fuir en lisant « littérature russe du XIXème »  (je sais que beaucoup l'associent à des pavés déprimants), j'ajouterai que l'humour est omniprésent dans ses œuvres et qu'aucune d'elles n'est un « pavé ». Voilà : j'ai tapiné sur mon clavier. Je me sens sale. Mais poursuivons.


Je vous parlerai de sa vie dans la partie consacrée à sa biographie, mais je pense que pour commencer à prendre la mesure du bonhomme, il vaut mieux que je vous présente un peu son œuvre. Mes articles étant complètement subjectifs, je vais me cantonner aux œuvres de Gogol que j'ai préférées (probablement parce qu'elles sont les plus faciles d'accès).



 
Illustration des Soirées du hameau (édition de 1982)

         -Les Soirées du hameau (ou Veillées du hameau suivant les traductions) est un recueil de nouvelles ou plutôt de contes inspirés par les traditions et le folklore de la Petite Russie (c'était alors le nom de l'Ukraine qui faisait partie de l'Empire russe). C'est en effet là-bas que Gogol est né.
Pourquoi parler de « contes » ? Parce que Gogol présente Les Veillées comme un recueil d'histoires réunies par « Panko le Rouge, apiculteur » qu'il aurait glané lors des veillées de son hameau. Le style est effectivement marqué par l'oralité et va comme un gant à Gogol qui aime tant raconter des histoires, partir dans tous les sens et digresser pour le plus grand bonheur de ses lecteurs. Ces contes présentent tout un bestiaire hybride mi-traditionnel, mi-gogolien : la marâtre plantureuse au vocabulaire aussi fleuri que la coiffure de sa belle-fille, le « diable à la figure de cochon », le revenant mangeur de boulettes, la sorcière « au visage ratatiné comme un pomme cuite » et dont le nez forme avec le menton « un véritable casse-noisette »,  la sorcière qui chevauche un balai, le cruel sorcier qui n'a rien à envier à Barbe Bleue...
Le fantastique est donc omniprésent mais, chez Gogol, il est mêlé la plupart du temps aux préoccupations les plus terre-à-terre. Dans La Foire de Sorotchintsy (une des nouvelles du recueil) par exemple, Tcherevik se réveille le lendemain d'une apparition du diable à tête de cochon qui l'a terrifié à en prendre ses jambes à son cou. Seulement, à la lumière du jour, il s'inquiète surtout que le diable l'empêche de vendre sa marchandise.



« Il fallait vraiment [...] qu'un diable  - puisse-t-il, ce chien, ne pas avoir son verre de vodka à vider le matin - éprouve le besoin de s'en mêler. »


On retrouve aussi ce mélange d'épouvante fantastique et de préoccupations prosaïques dans Une nuit de mai ou la Noyée où se mêlent aussi le drame et la comédie. Gogol est excellent lorsqu'il s'agit de combiner les genres. Sous sa plume les effets respectifs du drame, de la comédie et du fantastique ne s'annulent pas entre eux mais fonctionnent merveilleusement bien ensemble.




-Les Nouvelles de Pétersbourg (ou Récits) : un recueil de nouvelles qui, comme le titre l'indique, se déroulent toutes à Saint-Pétersbourg. Encore une fois, le fantastique est omniprésent.

        La perspective Nevski décrit les déconvenues amoureuses de deux amis. Ils se promènent le soir sur la célèbre avenue de Saint-Pétersbourg et rencontrent deux femmes. La première semble être une grande dame. Le premier compère, timide et naïf ne se décide à la suivre que sur les encouragements de son ami. Le second, beaucoup moins timoré, suit de son propre chef une autre femme qui, comme toutes les femmes, ne saurait lui résister. Mais attention : la perspective Nevski « ment à longueur de temps » , surtout la nuit « quand le démon lui-même allume les lampes uniquement pour faire voir les choses autres qu'elles ne sont ».

        Le portrait raconte l'histoire d'un jeune peintre qui achète une toile (le portrait d'un vieil homme) pour la copier. Petit-à-petit, ce tableau devient inquiétant : le sujet semble prendre vie.

        Le journal d'un fou est sûrement la plus émouvante. Dans cette nouvelle, Gogol joue encore de sa virtuosité à mêler les genres. Ici, il allie l'humour et le drame avec un génie impressionnant. On passe du rire aux larmes en 2 secondes.

        Les deux très célèbres nouvelles qui clôturent le recueil sont Le nez et Le manteau. Il faudrait que je leur donne une seconde chance car elles m'ont été plus hermétiques que les autres lors de ma première lecture qui commence à dater. Leurs sujets sont certainement les plus loufoques du recueil.
Celui de Nez décrit tout simplement la fâcheuse déconvenue d'un homme qui se réveille un matin sans son nez. Rassurez-vous, il le retrouve... Dans la rue, vêtu d'un « uniforme brodé d'or, à grand col droit, d'un pantalon de chamois et une épée au côté » (oui : je parle bien du nez). Hélas, le nez n'a pas l'air enclin à retrouver sa place initiale.
Le manteau raconte la grande aventure d'Akaki Akakakiévitch, un pauvre fonctionnaire « au teint hémorroïdal », qui entreprend de se faire fabriquer un manteau neuf, le sien étant trop abîmé. Seulement, dans le Pétersbourg de Gogol, rien ne peut se passer normalement...


        Après avoir lu ces résumés, vous pressentez sûrement que Gogol n'est pas le personnage le moins truculent à avoir fait l'objet d'une biographie. Pour jouer ainsi avec les genres, inventer des intrigues aussi insolites en plein XIXème siècle, le bougre ne manquait ni d'audace, ni d'imagination.


Rendons à César ce qui est à César : cet article n'existerait pas sans les cours d'Anne Coldefy-Faucard que j'ai eu la chance de suivre à la Sorbonne (vous trouverez sur internet certaines de ses interviews et conférences, foncez : je ne doute pas une seconde qu'elle saura vous captiver).





La biographie 




        Je me doutais que le Gogol de Troyat serait passionnant mais malgré mes attentes assez élevées, il a réussi à me surprendre en bien. Tout d'abord, jamais un livre ne m'a fait autant rire, loin s'en faut. Ensuite, je ne pensais pas que je le dévorerais avec la même avidité que le plus palpitant des romans d'aventure.

Gogol n'a pas à être votre écrivain préféré pour que vous soyez captivés par sa biographie (il n'est pas le mien). C'est peut-être même mieux comme ça : un adorateur de Gogol tomberait peut-être des nues car Troyat est sans complaisance avec lui. À tel point qu'on en vient à se demander comment ce personnage médiocre par bien des aspects a pu se tailler une telle place dans la littérature russe.
Troyat ne nie pas le génie de Gogol mais il le montre avec tous ses défauts qui peuvent parfois le rendre agaçant mais surtout drôle et touchant : il était mythomane (mais croyait à ses mensonges), hypocondriaque (merveilleux prétexte pour fuir régulièrement « prendre les eaux » à travers toute l'Europe), goinfre (mais « malade de l'estomac »), ambitieux au-delà du raisonnable (mais pour le plus grand bien de ses compatriotes), sans gêne (mais c'est le résultat de l'adulation de sa mère et de ses lecteurs)...
Vous vous dites peut-être que j'exagère. Voyons cela de plus près.


Par exemple, j'ai dit que Gogol était mythomane.
Après l'échec cuisant de son premier livre (le long poème Hans Küchelgarten), il décida de quitter Saint-Pétersbourg.  À court de ressources, il conçut le projet de partir avec l'agent que sa mère lui avait envoyé pour régler l'hypothèque de la maison familiale. Pour justifier cette ponction et son départ, il lui écrivit une longue lettre. Il invoqua tout d'abord longuement la volonté divine, mais, craignant peut-être que sa démonstration ne soit pas assez convaincante, il fit entrer en scène le personnage d'une femme dont il serait tombé amoureux. Troyat nous éclaire sur ce qu'il en est réellement et cite la lettre en question :

« En vérité, il n'avait eu aucune aventure sentimentale depuis son arrivée à Saint-Pétersbourg. Et il n'éprouvait nulle envie de se lier avec une personne du sexe. La seule approche d'une de ces créatures aux longs cheveux et au sourire de velours le paralysait. Mais, la plume à la main, il oubliait les motifs de sa supercherie et se croyait réellement amoureux. Plus il donnait de détails, plus la souffrance augmentait dans sa poitrine. Avec entrain, avec enthousiasme, avec désespoir, il mandait à sa mère, dans la même lettre :
  "Oh ! quelle affreuse punition ! Il ne pouvait y en avoir pour moi de plus douloureuse, de plus cruelle ! Je ne puis... Je n'ai pas la force d'écrire... Maman, chère maman, je sais que vous êtes ma seule véritable amie ! Me croirez-vous ?... Vous savez que j'ai toujours été doué d'une fermeté de caractère rare pour un jeune homme... Qui aurait pu attendre de moi une telle faiblesse ?... Mais je l'ai vue... Non, je ne la nommerai pas... Elle est trop au-dessus de moi, trop au-dessus de tous. [...] Toutes les tortures d'un désespoir infernal bouillaient dans ma poitrine. Oh ! quelle situation épouvantable ! Je pense que, s'il y a un enfer pour les pécheurs, il est moins terrible. Non, ce n'était pas de l'amour !... Je n'ai jamais entendu parler d'un amour pareil, en tout cas.  Dans mes élans de démence, l'âme écartelée, je n'avais soif que de sa vue, je n'aspirais qu'à un seul de ses regards... La voir encore une fois, tel était mon seul désir inextinguible. Enfin je pris conscience de l'affreux état où je me trouvais, je rentrai en moi-même avec terreur. Tout ce qui m'entourait m'était devenu indifférent, la vie et la mort me paraissaient également insupportables, mon âme ne parvenait pas à se rendre compte de ce qui se passait en elle. Je compris que je devais me fuir moi-même si je voulais continuer à vivre et à rétablir ne fût-ce qu'une ombre de paix dans mon cœur dévasté. [...] Mais au nom du ciel ne me demandez pas son nom. Elle est trop haut placée !" »

Il partit finalement à Lübeck (en Allemagne). Une fois sur place, il éprouva des remords d'avoir affligé sa mère et lui écrivit qu'il était en fait parti surtout à cause de soucis de santé mais qu'il était désormais guéri bien qu'il eût encore « des éruptions sur tout le visage et sur les mains ». Quelques temps plus tard, il reçût une lettre de sa mère. Troyat la résume :


« Une lettre terrible. Non seulement elle lui ordonnait de réintégrer au plus vite Saint-Pétersbourg, mais encore elle interprétait de la manière la plus désobligeante les raisons qu'il avait données de son voyage. Rapprochant les deux histoires, celle de l'indisposition et celle de la passion amoureuse, elle en concluait qu'il avait contracté une maladie vénérienne avec la personne dont il lui vantait la beauté. »

Loin de s'amender, Gogol répondit pour dire à sa mère à quel point il était outré de ses suppositions.
Ce n'est qu'un exemple parmi de nombreux mensonges soigneusement élaborés tout aussi hilarants. Quand Gogol ment, c'est toujours pour notre plus grand plaisir. Après tout, n'était-ce pas son métier de raconter des histoires ?


(source : wikipedia)


        Ce voyage à Lübeck fut le premier d'une longue série. Gogol avait été déçu par Saint-Pétersbourg et voyagea beaucoup en Europe, au gré de ses coups de tête et des possibilités d'hébergement chez ses connaissances. Tombé amoureux de la ville éternelle, il passa beaucoup de temps à Rome et s'y installa pour écrire une grande partie de son œuvre ultime, celle qui devait « régénérer ses contemporains » (ambitieux, vous dis-je) : Les Âmes mortes.
Voilà pourquoi je disais en introduction que j'avais lu le Gogol de Troyat avec la même avidité que s'il s'agissait d'un roman d'aventures : il était toujours entre deux voyages et follement ambitieux. En plus de sa grande ambition de devenir célèbre, d'être reconnu et d'édifier ses compatriotes (et probablement aussi le reste du monde), il lui prenait toutes sortes de lubies. Par exemple, après une visite au domaine familial, il décida qu'il était grand temps de prendre en main l'éducation de ses deux jeunes sœurs et les embarqua pour Saint-Pétersbourg (pas la porte à-côté, donc : je rappelle qu'ils partaient d'Ukraine) sans avoir aucune idée de ce qu'il allait en faire. Évidemment, il n'avait pas un sou pour les entretenir et pas de place pour les loger. Plus tard, il s'improvisa père spirituel auprès de ses amis, leur donnant selon sa fantaisie toutes sortes de conseils extrêmement précis : lire tel ouvrage pieux tous les jours à telle heure, apprendre tels psaumes par cœur... Lui-même étant incapable de suivre les conseils qu'on lui donnait (il a tout de même réussi à excéder un staretz, présenté un peu plus tôt comme « rayonnant d'humilité et de douceur », auquel il a rendu 4 visites et envoyé une lettre rien que pour lui demander s'il devait se rendre au mariage de sa sœur).



Heureusement, il aura été meilleur écrivain que tuteur, gestionnaire du domaine familial ou conseiller spirituel.
Après avoir évoqué la mort de Gogol, Troyat résume très bien le personnage et tous ses  paradoxes :


« Les contemporains du disparu sentaient confusément que ce petit homme malade, dissimulé, tourmenté, vaniteux, menteur et outrecuidant n'était pas seulement l'extraordinaire auteur du Révizor et des Ames mortes, mais qu'il avait donné à la littérature de son pays une impulsion qui ne s'arrêterait jamais. [...] Lui qui s'était plaint d'être si mal aimé de son vivant, voici qu'après sa mort il devenait doublement cher à ses compatriotes : pour ce qu'il avait écrit et pour ce que d'autres, inspirés par lui, écriraient à sa suite. »


La gageure dans cet article était de présenter Gogol, le « grand » de la littérature russe et le Gogol de Troyat, avec tous ses défauts qui paraissent complètement incompatibles avec la grandeur. C'est ce décalage qui m'a interrogée, intriguée et qui m'a tellement faite rire. Avec un terreau pareil, comment Troyat pourrait vous ennuyer ?




Bon à savoir : Troyat a écrit d'autres biographies d'écrivains et poètes russes et français ainsi que celles des tsars.

jeudi 9 novembre 2017

Dans les forêts de Sibérie - Sylvain Tesson






        « La marque Heinz commercialise une quinzaine de variétés de sauces. Le supermarché d'Irkoutsk les propose toutes et je ne sais pas quoi choisir. J'ai déjà rempli six caddies de pâtes et de Tabasco. Le camion bleu m'attend. Micha, le chauffeur, n'a pas éteint le moteur, et dehors, il fait -32. Demain, nous quittons Irkoutsk. En trois jours, nous atteindrons la cabane, sur la rive ouest du lac. Je choisis le "super hot tapas" de la gamme Heinz. J'en prends dix-huit bouteilles : trois par mois.
       Quinze sortes de ketchup. À cause de choses pareilles, j'ai eu envie de quitter ce monde. »

         C'est ainsi que débute le « journal d'ermitage » que Sylvain Tesson a tenu quotidiennement lors de son séjour en Sibérie. Une entrée en matière à la sauce ketchup. 
Le journal, entre essai et autobiographie, débute avec les ultimes préparatifs du séjour de l'auteur au bord du lac Baïkal. 6 mois seul dans une cabane ; le plus proche voisin à 5h de marche ; le premier village distant de 120km. Il ne m'en fallait pas plus pour me mettre l'eau à la bouche et, vu le succès du livre (qui a d'ailleurs été adapté au cinéma), je ne dois pas être la seule à être atteinte de titillation érémitique. Le silence, la solitude, l'indépendance, la proximité avec la nature... Finalement, une existence simple. 
Tant de choses qui nous font défaut à l'heure où les radios et les télévisions nous poursuivent partout en un bruit de fond incessant ; où il faut avoir une opinion sur tout sans avoir le temps de réfléchir à rien ; où nous nous débattons sans cesse avec la technologie qui devait nous libérer mais qui révèle à quel point nous lui sommes asservis lorsqu'elle nous fait défaut ; et où il semble qu'on ne puisse plus bouger une oreille sans avoir à remplir une pile de paperasse.


        Lorsque j'ai vu ce livre en librairie pour la première fois, je ne connaissais pas Tesson. L'éditeur le présente comme « aventurier et écrivain » : pour lui, voyage et écriture sont indissociables. Il compte notamment à son actif le tour du monde à bicyclette et la traversée de l'Himalaya. Bref : Tesson a de la bouteille.  
On aurait pu penser que le bonhomme n'était pas tellement fait pour tenir en place. Mais alors pourquoi avoir choisi de se retirer dans une cabane ? 

        « Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les gens ensablés dans les fondrières de l'habitude donnent à l'élan vital. Un jeu ? assurément ! Comment appeler autrement un séjour de réclusion volontaire sur un rivage forestier avec une caisse de livres et une paire de raquettes à neige ? Une quête ? Trop grand mot. Une expérience ? Au sens scientifique, oui. La cabane est un laboratoire. Une paillasse où précipiter ses désirs de liberté, de silence, de solitude.»

Le terme d'« expérience » révèle un aspect fondamental du livre qui m'a particulièrement plu : ce carnet n'est pas une œuvre à visée didactique, du moins pas dans le sens despotique du terme. Tesson ne s'est pas levé un matin en se disant qu'il allait nous apprendre une bonne fois pour toutes ce qu'est la vie. Sa démarche est plus humble et moins péremptoire que cela : le carnet comme genre est un outil de recherche.
L'expérience semble avoir été somme toute concluante puisque Tesson écrit : « L'immobilité m'a apporté ce que le voyage ne me procurait plus ». Il a découvert que « le défilé des heures est plus trépidant que l'abattage des kilomètres ».  


Photo : Thomas Goisque




        Je me retrouve ici dans un de ces cas de figure où le verbe « aimer » sonne comme un euphémisme (il est tout de même étrange qu'il suffise pour exprimer le plus haut degré d'attachement et de dévouement qu'on puisse manifester pour les hommes mais qu'il ne semble pas toujours suffire à exprimer le goût qu'on a pour des objets, des plats, des livres, Dior)... Bref. Je vais m'efforcer d'exprimer mon sentiment autrement. Ce livre m'a magnétisée. Je ne pouvais plus le lâcher. J'ai vécu par procuration la petite retraite dans les bois qui me faisait rêver. J'étais triste d'en arriver à la fin et j'ai pensé que Tesson était fou de quitter sa cabane et de revenir dans le monde... Vous vous direz peut-être que c'est ma propre santé mentale que je devrais questionner. Que voulez-vous ? La démarche de Tesson m'a profondément touchée.


        Ce genre d'ouvrage pourrait en rebuter plus d'un au premier abord mais le carnet, écrit dans un style fluide, se lit facilement. Pourtant, j'ai souvent été incitée à relire plusieurs fois certains paragraphes, à les savourer, à faire des pauses pour mieux goûter ce que je venais de lire et m'en laisser pénétrer. Tesson a réussi à me tirer hors du temps avec lui.     
                                                        
        « Sur la glace, un îlot de neige épargné par le vent. Je m'y échoue pour un cigarillo. Les craquements du Baïkal se répercutent dans mes os. Il fait bon vivre près d'un lac. Le lac offre un spectacle de symétrie (les rives et leur reflet) et une leçon d'équilibre (l'équation entre l'apport des affluents et le débit des exutoires). Pour que se maintiennent les niveaux hydrographiques, il faut une précision miraculeuse. Chaque goutte versée au crédit de la vasque doit être redistribuée. 
        Vivre en cabane c'est avoir le temps de s'intéresser à des choses pareilles, le temps de les écrire, le temps de se relire. Et le comble, c'est qu'une fois tout cela accompli, il reste encore du temps. »


Photo : Thomas Goisque



        Je suis tentée de citer beaucoup de passages parce que c'est un vrai plaisir de les relire, et pour que vous puissiez avoir un aperçu du style de Tesson : une plume agile et spontanée qui évolue sur la papier avec la grâce d'une patineuse mais peut aller au but sans concessions comme un hockeyeur. Certaines de ses réflexions sonnent comme un coup de palet dans les dents. C'est aussi cela que j'aime chez Tesson : il ne met pas d'eau dans son vin, il n'a pas peur de paraître excessif et ça fait du bien. Il « va loin » pour être sûr d'avoir avancé ; sur ce point, son écriture fait écho à ses pas de marcheur.

        « Le bonheur d'avoir dans son assiette le poisson qu'on a pêché, dans sa tasse l'eau qu'on a tirée et dans son poêle le bois qu'on a fendu : l'ermite puise à la source. La chair, l'eau et le bois sont encore frémissants.
        Je me souviens de mes journées dans la ville. Le soir, je descendais faire les courses. Je déambulais entre les étals du supermarché. D'un geste morne, je saisissais le produit et le jetais dans le caddie : nous sommes devenus les chasseurs-cueilleurs d'un monde dénaturé.
        En ville, le libéral, le gauchiste, le révolutionnaire et le grand bourgeois paient leur pain, leur essence et leurs taxes. L'ermite, lui, ne demande ni ne donne rien à l'État. Il s'enfouit dans les bois, en tire subsistance. Son retrait constitue un manque à gagner pour le gouvernement. Devenir un manque à gagner devrait constituer l'objectif des révolutionnaires. Un repas de poisson grillé et de myrtilles cueillies dans la forêt est plus antiétatique qu'une manifestation hérissée de drapeaux noirs. Les dynamiteurs de la citadelle ont besoin de la citadelle. Ils sont contre l'État au sens où ils s'y appuient. Walt Whitman : "Je n'ai rien à voir avec ce système, pas même assez pour m'y opposer." En ce jour d'octobre où je découvris les Feuilles d'herbe du vieux Walt, il y a cinq ans, je ne savais pas que cette lecture me mènerait en cabane. Il est dangereux d'ouvrir un livre.
        La retraite est révolte. Gagner sa cabane, c'est disparaître des écrans de contrôle. L'ermite s'efface. Il n'envoie plus de traces numériques, plus de signaux téléphoniques, plus d'impulsions bancaires. Il se défait de toute identité. Il pratique un hacking à l'envers, sort du grand jeu. Nul besoin d'ailleurs de gagner la forêt. L'ascétisme révolutionnaire se pratique en milieu urbain. La société de consommation offre le choix de s'y conformer. Il suffit d'un peu de discipline. Dans l'abondance, libre aux uns de vivre en poussah mais libre aux autres de jouer les moines et de se tenir amaigris dans le murmure des livres. Ceux-ci recourent alors aux forets intérieures sans quitter leur appartement. Dans la société de la pénurie, aucune alternative n'existe. On est condamné au manque, conditionné par lui. La volonté n'y fait rien. Il y a cette fameuse blague soviétique du type dans la boucherie : "Vous avez du pain ? " Réponse : "Ah non, ici c'est l'endroit où l'on a pas de viande, pour l'endroit où l'on a pas de pain, c'est la boulangerie, à côté." La dame hongroise qui m'a élevé m'a appris ces choses-là et je pense souvent à elle. La société de consommation est une expression légèrement infâme, née du fantasme de grands enfants déçus d'avoir été trop gâtés. Ils n'ont pas la force de se réformer et rêveraient qu'on les contraigne à la sobriété.»

                                                 
Photo : Thomas Goisque

  
                                                             
        Pour finir, j'aimerais répondre à une objection qu'il me semble déjà entendre : « il ne se passe rien ». Premièrement, il y a des ours, des tempêtes de neige et des apéritifs avec des Russes. Je ne sais pas ce qu'il vous faut. 
Il ne se passe rien... D'un côté c'est faux et d'un autre c'est un peu le principe : se mettre en marge d'une vie moderne trépidante qui ne tolère pas le surplace et qui prône la vitesse et le profusion, souvent à défaut de la profondeur. Un peu comme une mauvaise sitcom où il se passe quantité de d'événements dramatiques pour toujours relancer l'action, sans qu'il ne soit requis aucun réflexion de la part du spectateur. 

Croyez-moi, parmi toutes les aventures de Tesson, celle-ci, dépaysante à plus d'un titre, n'est pas la moindre.


Vous trouverez plus de photos sur la page Facebook de Thomas Goisque (sublimes).

lundi 6 novembre 2017

Orgueil et préjugés - Jane Austen

L'édition "joie de vivre" dont je suis
l'heureuse propriétaire


       Vous connaissez certainement déjà ce titre : c'est un des classiques les plus connus de la littérature anglaise. Il traînait dans ma bibliothèque depuis quelques années. Je me suis finalement décidée à le lire il y a peu, après avoir vu une critique positive du film Pride and prejudice and zombies (sur le VLOG de BAF : une très bonne chaîne YouTube particulièrement remarquable pour la série « On va faire cours »). Puisque la critique m'a appris que le scénario du film était très proche du livre de Jane Austen (à un ou deux zombies près), je me suis dit qu'il serait dommage de ne pas lire Orgueil et préjugés sans zombies avant de voir le film. Je m'y suis donc attelée, sans grande conviction, et je me retrouve à vous en parler aujourd'hui. Comme quoi, il ne faut pas hésiter à se plonger une fois de temps en temps dans une lecture qui ne nous attire pas au premier abord : il n'y a rien de tel qu'une bonne surprise !


Pourquoi ai-je tant aimé Orgueil et préjugés ? Je commencerai par la fin et la réflexion que je me suis faite en refermant le livre :  « qu'est-ce que j'aimerais pouvoir parler avec Elizabeth » ! Elizabeth Bennet est le personnage principal du roman ; bien qu'elle ne soit pas la narratrice, son point de vue prime largement sur celui des autres protagonistes. Elle est surtout caractérisée par son esprit et son humour.

Autant vous citer un petit extrait pour vous donner un aperçu du personnage. Lors d'un bal, elle surprend une conversation à son sujet (le dénommé Bingley aborde son ami Darcy pour le convaincre de danser) : 

« " -Une de ses sœurs est assise juste derrière toi qui est très jolie, et je ne doute pas qu'elle soit très charmante. Permets-moi, je t'en prie, de demander à ma partenaire de te présenter.
  - De qui veux-tu parler ? "
  Se tournant, un instant il examina Elizabeth, jusqu'à ce que, croisant son regard, il détournât le sien et dit froidement : 
" Elle n'est pas mal, mais pas assez belle pour me tenter, et je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à donner de l'importance aux jeunes filles qui ont été laissées pour compte. Tu ferais mieux de retourner auprès de ta cavalière pour te repaître de ses sourires, car tu perds ton temps avec moi. "
M. Bingley suivit son conseil. M. Darcy s'éloigna, et Elizabeth resta seule à nourrir à son égard des sentiments qui n'avaient rien de très cordial. Cela ne l'empêcha pas de raconter à ses amies ce qui s'était passé avec beaucoup de verve, car elle était dotée d'un esprit vif et malicieux qui se divertissait du ridicule sous toutes ses formes. »

De quoi tomber instantanément amoureux ! Elle est aux antipodes des héroïnes clichées de romans d'amour, égotistes qui croient que chacun de leurs pas ferait un merveilleux sujet de tragédie et se sentent « mourir d'amour » tous les quatre matins alors qu'elles ont juste besoin de desserrer leur corsets.



Dans Le Journal de Bridget Jones, la réplique cinglante de
M. Darcy devient : « Maman, je n'ai pas besoin d'une entre-
metteuse, surtout pour voir une vieille fille frappée d'inconti-
nence verbale qui fume comme un pompier, boit comme une
éponge et s'habille comme sa mère. »
(source photo : IMDb)



  L'esprit « vif et malicieux » d'Elizabeth est aussi celui du roman. L'humour est omniprésent, le plus souvent sous les formes de l'ironie et du sarcasme qui trouvent dans la mère et les sœurs cadettes des filons particulièrement prolifiques.
C'est justement le ton du roman qui m'a beaucoup surprise et qui m'a séduite. Je redoutais, en lisant Orgueil et préjugés, de tomber sur une parodie de roman d'amour grandiloquent où la candide jouvencelle tombe en pâmoison à la vue de M. de la Ténèbrerie se promenant dans le jardin en fleurs par une nuit de pleine lune.
Décidément, ce roman m'a beaucoup appris sur les préjugés.

Laissez-moi vous présenter quelques échantillons de l'humour de Jane Austen :


-la confrontation de la mère excessivement émotive et du père pince-sans-rire (au début de cet extrait, la mère est fraîchement exaspérée par son mari qui s'amuse à la faire sortir de ses gonds ) :


« Mme Bennet ne daigna pas répondre, mais, incapable de se contenir, elle se mit à rabrouer l'une de ses filles.
" Cesse donc de tousser ainsi, Kitty, pour l'amour du ciel ! Aie un peu pitié de mes nerfs. Tu les mets à la torture.
-Kitty ne fait preuve d'aucun discernement dans ses accès de toux, fit remarquer son père. Elle les place au mauvais moment. " »

-la caricature de jeune fille écervelée en quête constante d'émois amoureux :


« Dans l'esprit de Lydia, un séjour à Brighton réunissait toutes les conditions d'un bonheur parfait. Son imagination fertile lui peignait les rues de cette ville de bains de mer si animée remplie d'officiers. Elle se voyait recevant les hommages de dizaines, de vingtaines d'entre eux, qu'elle ne connaissait pas encore. Elle avait devant les yeux le camp dans tout son éclat, les tentes alignées dans une belle uniformité, débordant de jeunesse et de gaieté, éblouissantes d'habits rouges et, pour compléter le tableau, s'imaginait elle-même assise sous l'une de ces tentes, minaudant tendrement avec au moins six officiers à la fois. »

(source : howg.org)




  Cette légèreté de ton n'empêche pas Jane Austen d'exercer sa virtuosité à jouer avec nos attentes. J'ai poussé mes yeux au-delà de leurs limites pour connaître au plus vite l'issue du roman. Les pauvres avaient déjà du mal à faire la mise au point que je les traînais jusqu'au bout du chapitre... Et au début du suivant.
Jane Austen sait merveilleusement conjuguer humour et intensité dramatique.



Enfin, si vous hésitez toujours à engouffrer votre nez dans les pages d'Orgueil et préjugés, je vous propose un petit résumé maison pour vous aider à vous décider :

Orgueil et préjugés relate l'histoire de la famille Bennet qui compte cinq filles à marier : Jane, l'aînée, est surtout caractérisée par sa douceur et son obstination à ne voir que des qualités chez son prochain ; elle est très proche d'Elizabeth qui est la plus fine d'esprit ; Mary ne parle que pour citer des ouvrages savants dont elle apprend par cœur de longs passages ; Kitty et Lydia ne vivent que pour les sorties en ville, les ragots et, surtout, les officiers en uniforme. Quant aux parents, je laisse Jane Austen vous les présenter :


« La vivacité d'esprit, un humour sarcastique, la réserve et la fantaisie se mêlaient si étrangement dans la composition de M. Bennet qu'une expérience de vingt-trois ans n'avait pas suffit à sa femme pour parvenir à le comprendre. En ce qui la concernait, le personnage était moins difficile à approfondir. C'était une femme d'une intelligence médiocre, peu instruite et perdant facilement patience. Lorsqu'elle était contrariée, elle s'imaginait malade des nerfs. La grande affaire de sa vie était de marier ses filles. Elle tirait consolation des visites, ainsi que des potins. »

Le roman commence lorsque Mme Bennet apprend à son mari qu'un riche célibataire va venir séjourner dans la région. Évidemment, elle va remuer ciel et terre pour caser une de ces filles avec ce bon parti inespéré.


        Je préfère ne pas vous en dire plus pour ne pas vous gâcher le plaisir de la découverte, mais vous savez désormais à peu près de quoi il en retourne, que vous allez rire et probablement devenir accros. Et tout cela n'est rien à côté de la saine satisfaction masochiste d'être bernés par Jane Austen qui nous fait intentionnellement adopter des préjugés pour les démonter ensuite. Je raffole de ce genre de procédés qui nous poussent à nous remettre en question et enrichissent notre regard. En refermant le livre, on peut espérer qu'il nous a fait grandir.





Pour ceux qui ont été intrigués par le concept :
-la bande-annonce du film-
-la critique du Vlog de BAF (à 17"30)-
C'est drôle ; l'adaptation est très bien pensée.
Les acteurs ont été très bien choisis.