vendredi 24 juin 2022

Les Désenchantées - Pierre Loti






 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    Diantre ! Il y a longtemps que je n'avais pas été séduite à ce point par une plume (coucou Jules). C'est la première fois que je lis Pierre Loti, et je ne m'arrêterai certainement pas là (les recommandations sont comme toujours très bienvenues).
Pourtant, j'ai un peu hésité à écrire cet article en découvrant la genèse des Désenchantées. Je vais donc vous en parler brièvement.
 

 

La genèse des Désenchantées



 


 

 

 

 

   Le sous-titre des Désenchantées est « roman des harems* turcs contemporains ». Je vous conseille de souligner plusieurs fois le mot « roman », puisqu'il est né d'une duperie : trois femmes se sont faites passer auprès de Loti pour des Turques et lui ont demandé d'écrire un livre sur « leur » condition. Problème : celle qui a inspiré le personnage principal féminin (Marie Léra) est en réalité française (pour vous dire son importance : ses lettres à Loti sont reproduites pratiquement telles quelles dans le roman).

Ses deux compagnes, quant à elles, sont certes turques mais fortement occidentalisées (d'ailleurs petites filles d'un Français) et auraient communiqué une version erronée de la condition des femmes turques à Pierre Loti (voir la préface de l'édition Folio).

 

► Par ICI pour plus de détails sur cette drôle d'histoire.


* « Le harem de nos jours, c'est tout simplement la partie féminine d'une famille constituée comme chez nous, — et éduquée comme chez nous, sauf la claustration, sauf les voiles épais pour la rue, et l'impossibilité d'échanger avec un homme, s'il n'est le père, le mari, le frère ou quelque fois par tolérance le cousin très proche avec qui l'on a joué étant enfant. »
 

 

    
    Mais au final, ces inexactitudes ne sont pas importantes: 1) parce que c'est d'la balle et 2) parce que Les Désenchantées n'est pas un roman à thèse. À l'appui, cette citation de Loti et de Marie Léra (dans l'article du Figaro) :
« Pierre Loti accueillit d'un grand éclat de rire notre requête. "Moi, écrire un livre pour prouver quelque chose ? Je ne pourrais jamais !" La seule idée d'écrire un roman à thèse lui faisait horreur.»
Je crois qu'on peut difficilement être plus clair.
On trouve aussi quelques indices dans le roman : 

 
    « Il déchira l'enveloppe timbrée du cher là-bas, — et le contenu d'abord lui fit hausser les épaules : ah ! non, cette dame-là s'amusait de lui, par exemple ! Son langage était trop moderne, son français trop pur et trop facile. Elle avait beau citer le Coran, se faire appeler Zahidé-Hanum, et demander réponse poste restante avec des précautions de Peau-Rouge en maraude, ce devait être quelque voyageuse de passage à Constantinople*, ou la femme d'un attaché d'ambassade, qui sait ? ou, à la rigueur, une Levantine** éduquée à Paris ? »

 

 

*Bingo, l'asticot ; précisément, Armand ; élémentaire mon cher Albert (je pourrais continuer comme ça pendant 3 jours).
**Levantins : habitants de l'Asie Mineure qui ne sont ni turcs ni arabes (merci l'édition Folio, très bien annotée par Sophie Basch).

 



Le roman


    Les Désenchantées est donc « roman » plus que témoignage sur « les harems turcs contemporains ».
Mais finalement, quel est le sujet de ce roman ? Je ne vais pas vous mentir : si vous cherchez de l'action, ce n'est pas ici que vous la trouverez (au cas où ce roman au pays des derviches ne vous tenterait pas, je vous rappelle que Potes en papier vous propose une sélection variée de page-tourneurs tels Le Chevalier de Maison-Rouge de Dumas, L'Allée du Roi de Françoise Chandernagor, Gogol d'Henri Troyat (sisi : j'vous jure), Orgueil et préjugés de Jane Austen ou encore Seul sur Mars d'Andy Weir).
Les Désenchantées est surtout un exercice de style, et il aurait pu être écrit dans moult contextes différents, avec d'autres personnages. Mais le contexte et les personnages peuvent nous aider à cerner le sujet.


    André Lhéry, romancier, voit la vieillesse approcher et se languit dans sa propriété du pays basque après une vie de voyages (rien à voir avec la vie de Loti *ironie*: on n'est pas sûrs que son personnage ait aussi une moustache), lorsqu'on lui offre l'opportunité de retourner à Istanbul, où il a connu une histoire d'amour dans sa jeunesse. Là-bas, il va entrer en relation avec la jeune femme évoquée dans l'extrait plus haut (la fausse fausse Turque, inspirée par Marie Léra, la vraie fausse Turque) et ses cousines (et je m'en vais prendre un Doliprane avant de pouvoir vous dire si ce sont des vraies fausses Turques, des fausses vraies Turques ou des fausses fausses Turques ; disons juste que, dans le roman, ce sont des vraies Turques).

 




 

 

 

 

 


    Chez ces jeunes femmes, Lhéry retrouve quelque chose de son mal-être. S'il soupire après sa jeunesse, son amour perdu, et une époque révolue (il se désole de voir Istanbul se morderniser et perdre son âme) ; elles vivent tout près de l'agitation du monde mais ne peuvent l'aborder que derrière des grilles et des voiles, toujours surveillées.

« Et ils s'étonnaient, étant les uns pour les autres des éléments si nouveaux, ils s'étonnaient de ne pas se trouver très dissemblables ; mais non, au contraire, en parfaite communion d'idées et d'impressions. »

    Ce n'est pourtant pas la tristesse qui prédomine. Finalement, toute l'histoire, la nostalgie de Lhéry et les contraintes des jeunes femmes sont des excuses pour décrire les moments de grâce que nos personnages arrivent à dérober.

 

« Comme il se sentait l'âme très turque, par ce beau soir de limpidité tiède, où bientôt la pleine lune allait rayonner toute bleue sur la Marmara, il revint à Stamboul quand la nuit fut tombée et monta au cœur même des quartiers musulmans, pour aller s'asseoir dehors, sur l'esplanade qui lui était redevenue familière, devant la mosquée de Sultan-Fatih. Il voulait songer là, dans la fraîcheur pure du soir et dans la délicieuse paix orientale, en fumant des narguilés, avec beaucoup de magnificence mourante autour de soi, beaucoup de délabrement, de silence religieux et de prière. »

 


Ce genre de passages compensent largement les quelques moments de mélodrame et cette impression que Loti flatte son ego en se peignant comme l'objet de l'amour d'une jeune femme un peu trop belle et intelligente pour être vraie (un petit lifting à coups de plume en somme). Disons que ça passera pour cette fois, parce qu'il a du talent.
Enfin je dois aussi avouer que lorsque j'ai découvert la véritable identité du personnage de Djénane (Marie Léra), le roman a perdu un de ses mérites : je croyais que Loti égalait Balzac dans son empathie pour les femmes (voir la première partie de La Femme de trente ans ; la seconde de La Muse du département ou encore Mémoires de deux jeunes mariées ; liste à mettre à jour quand j'aurai terminé La Comédie humaine). Ce personnage était attachant : désenchantée mais encore un peu enfant, passionnée et réservée, parfois férocement critique... Après coup, elle perd un peu de son charme.






 

 

 

 

 

À vous de voir si vous arrivez à passer par-dessus tout ça pour apprécier pleinement la plume de Loti. Je vous laisse un dernier extrait pour vous décider :



« Il les perdit de vue quand elles arrivèrent sous les grands platanes, dans le bois sacré qui est à l'autre bout de cette plaine fermée. Le soleil descendait derrière les collines, disparaissait lentement de cet éden ; le ciel prenait sa limpidité verte des beaux soirs d'été et les tout petits nuages, qui le traversaient en queue de chat, ressemblaient à des flammes orangées. Les autres ombres heureuses qui étaient restées longtemps assises, çà et là, sur l'herbe fleurie de colchiques, se levaient toutes pour s'en aller aussi, mais bien doucement comme il sied à des ombres. Les flûtes des bergers dans le lointain commençaient leur musiquette du temps passé pour faire rentrer les chèvres. Et tout ce lieu se préparait à devenir infiniment solitaire, au pied de ces grands bois, sous une nuit d'étoiles. »

 

*Second avertissement : La lecture de ce roman peut avoir pour effet secondaire le fredonnement continu d'un tube de Mylène Farmer (ce n'est pas un risque à prendre à la légère).

mardi 17 mai 2022

Les Services compétents - Iegor Gran


Iegor Gran et ses parents


 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Écrire un roman comique : les doigts dans le nez ? (Poil aux pieds.)

 

    Au menu du jour : une belle petite lecture comique, la première du blog d'ailleurs (bien qu'Orgueil et préjugés et surtout Gogol, de Troyat vaillent leur pesant de barres de rire). Peut-être parce que, mine de rien, écrire un roman essentiellement humoristique constitue un petit défi : faire rire pendant 200 pages tout en trouvant les moyens de tenir son lecteur en haleine n'est pas une mince affaire.
(Par exemple, je suis en train de découvrir Terry Pratchett, et bien que son humour soit bigrement efficace sur moi, je me suis dit plus d'une fois que ses romans auraient bénéficié de quelques coupes. Ceci dit, j'ai essentiellement lu les plus anciens. Il s'améliore peut-être avec le temps (mon préféré jusqu'ici : Au guet !).)
Et il suffit qu'une ou deux blagues tombent à côté pour que le malaise s'installe (j'ai eu ce sentiment en lisant Les Petites reines, de Clémentine Beauvais où la narratrice enchaîne les blagues en continu ; les 3/4 tombent à plat. C'est certes à dessein puisqu'elle est présentée comme un personnage anormalement volubile... N'empêche : ça m'a donné l'impression de passer à coté.)
Bref ! Parlons donc de ce roman comique maîtrisé.

 
 


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'histoire

 

    A priori, le sujet ne respire pas la franche rigolade : l'auteur revient sur la traque de son père, Andreï Siniavski par le KGB qui lui reprochait d'avoir fait publier en Occident des nouvelles « anti-soviétiques ». Vous allez lire cet adjectif un paquet de fois dans ce roman, et toujours pour votre plus grande hilarité, puisque le personnage principal, le lieutenant Ivanov, chargé de retrouver Siniavski, est particulièrement chatouilleux.


    « Le lieutenant Ivanov se bouche le nez et plonge à son tour dans le livre défendu.
    Les nouvelles sont odieuses, en effet. Dans l'une, Tertz raconte l'histoire d'un devin capable de voir le passé et l'avenir dans une sorte d'omniscience totale (mais incapable de prévoir l'avènement du communisme). Dans une autre, le héros est un écrivain médiocre, graphomane monstrueux, obsédé par la production maladive de textes, que rien ne semble pouvoir arrêter.
    Pas un seul personnage positif : tous semblent petits, hargneux, grotesques. Aucune référence aux défis industriels et agricoles auxquels doit faire face le pays. Aucune foi dans le progrès, qu'il soit social ou scientifique. Partout, d'affreux appartements communautaires à la plomberie qui fuit. Cet écrivain fait sa cuisine avec le repoussant, le difforme, le faux. Non, ce n'est pas l'Union soviétique où vit le lieutenant !
    Ivanov n'est certes pas un expert en littérature (à chacun son métier), mais, devant ces textes horribles, pas besoin de s'y connaître !
    Il faut arrêter le criminel avant qu'il n'écrive autre chose.
»



    Le lieutenant Ivanov a pour mission de découvrir la véritable identité de l'auteur qui publie ses nouvelles sous le pseudonyme d'Abram Tertz. Et il n'est pas au bout de ses peines, puisque Siniavski/Tertz et la personne qui l'a aidé à faire publier ses textes ont très bien réussi à brouiller les pistes.

 

 

 

Une satire hilarante de la société soviétique

 


    Mais au-delà de l'enquête, Les Services compétents nous permet surtout de suivre les considérations du très borné et très fidèle au parti Ivanov (un bon p'tit soldat !) ; car nous suivons les événements essentiellement à travers son point de vue. Il nous parle certes d'Abram Tertz et nous prenons plaisir à le voir enrager de ne pas réussir à le coincer, mais il évoque aussi toutes sortes d'anecdotes ou d'épisodes plus ou moins dramatiques (toujours traités avec humour), comme la contrebande d'enregistrements de jazz gravés sur de vieilles radiographies (oui-oui : celles avec des os dessus ; on parle de filière d'enregistrements clandestins de « jazz sur ossements »), le premier vol spatial habité ou l'expulsion (discrète et nocturne) du corps de Staline du mausolée de la place Rouge pour une tombe plus modeste.

    « Le lendemain, à l'heure où les enfants partent à l'école, Abram Tertz est réveillé par les cris des gamins, dans la rue, sous ses fenêtres :
    — On a jeté Staline du mausolée ! On l'a foutu dehors ! Le macchabée a pris le large !
    Aussitôt, des adultes affolés interviennent :
    — Vous êtes inconscients avec vos jeux à la con ! Fermez-la ! Si quelqu'un vous entend... Vous ne vous rendez pas compte ! Dispersez-vous immédiatement et bouclez-la !
    La stupéfiante nouvelle se confirme pourtant dans la journée. Abram Tertz n'en croit pas ses oreilles. Le lieutenant Ivanov non plus. Impossible d'aller vérifier, la place Rouge est toujours bouclée.
    Les deux sont plutôt satisfaits.
    "Il aurait mérité une fosse à purin, pense l'un. Mais c'est toujours ça de pris."
    "Il faut savoir tourner la page, pense l'autre. Le parti a toujours raison." 
»

 

 

Reconstitution du transfert du corps de Staline


 

 

    Toutes ces anecdotes, ces épisodes du quotidien nous offrent un tableau très vivant de l'URSS (plus précisément dans les années 60 : sous Khrouchtchev et au tout début de l'ère Brejnev). Iegor Gran recrée avec maestria cette atmosphère particulière qu'on retrouve dans les romans de l'époque.


    Les Services compétents est une satire hilarante de la société soviétique. On rit, certes, mais on aborde au passage quelques sujets passionnants : la censure et ce qu'elle traquait dans la production littéraire ; ou encore toutes les péripéties qu'il faut traverser pour pouvoir publier en Occident, et comment brouiller les cartes afin de ne pas être retrouvé.
Et après avoir tant ri, j'ai été vraiment émue par la fin. J'admire l'auteur d'avoir réussi à faire rire d'un sujet qui a tant affecté sa famille.
    Certes, l'humour est subjectif, et tout le monde ne rira peut-être pas autant que moi en lisant ce roman, mais j'espère vous avoir donné un aperçu de celui de Iegor Gran.

mardi 22 mars 2022

Seul sur Mars - Andy Weir



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     Aujourd'hui je vous propose un roman bien addictif, un vrai page-tourneur à sensations fortes qui pourrait bien séduire même les plus réfractaires à la science-fiction.
Pour tout vous dire, il m'avait été recommandé par une libraire spécialisée dans les genres de l'imaginaire (au Nuage vert à Paris) à qui j'avais précisément demandé un roman taillé pour la novice que je suis dans le domaine.


Prêts pour le décollage ?

 

 

 

Pour les passionnés de conquête spatiale ?




 

 

 

 

 

 

    Non seulement je commence tout juste ma découverte de la SF mais je dois aussi avouer que je ne m'intéresse pas plus que ça à l'astronomie et à la conquête spatiale. La boulangerie du coin de la rue me paraît déjà assez lointaine comme ça quand je n'ai pas encore absorbé ma dose de caféine matinale, alors la lune ou Mars...
Et pourtant me voilà en train de vous parler de Seul sur MarsThe Martian » en V.O.) ; parce qu'Andy Weir est un sacré conteur




L'histoire

 
    On suit le journal de bord d'un astronaute légèrement embarrassé puisque ses collègues, le croyant mort, ont fui Mars sans lui lors d'une tempête qui menaçait de détruire leur seul moyen de rentrer sur Terre.
Notre petit Mark se croit d'abord « foutu » et même « foutu de chez foutu » (il ne se prive pas de jurer abondamment ; à sa décharge, la plupart d'entre nous déverserait des pelletés de ****** pour moins que ça).



    « Voyons, par où commencer ?
    Le programme Arès. L'humanité s'aventurant pour la toute première fois sur une autre planète, sur Mars, pour élargir son horizon, tout ça. L'équipage d'Arès 1 rentrant à la maison en héros une fois sa mission accomplie
[...]...
    Et puis Arès 2
[...].
    Enfin, Arès 3. Ça, c'était ma mission. Enfin, je me comprends. La patronne, c'était le commandant Lewis ; moi, j'étais un simple membre de l'équipage, le moins gradé de tous, en vérité, destiné à prendre les commandes en cas d'hécatombe ou de catastrophe majeure.
    Vous savez quoi ? Les commandes, je les ai prises.
»

    

 
Oui : Mark a le sens de l'humour. En lisant Seul sur Mars, on tremble et on ri ; de francs éclats de rire entre deux syncopes. (Bon : cet extrait est loin d'être le plus drôle ; je vous laisse la surprise... Difficile d'en partager d'autres sans divulgâcher ou expliquer le contexte pendant une plombe et demie.)



    Mark a deux autres atouts nécessaires à sa survie : il est botaniste et ingénieur.


    Pourquoi est-il important qu'il sache bricoler ? Parce qu'il a besoin d'équipement ne serait-ce que pour respirer (dans sa combinaison, dans les rovers (voitures) et surtout dans l'Habitat (sa "maison" sur Mars)) ; et si tout ce bel appareillage prévu pour une mission d'un mois se met à débloquer... Disons que nous aurons droit à une fin à couper le souffle. (Il doit tenir un peu plus de 400 jours, jusqu'à l'arrivée de la prochaine mission Arès.) 

Outre ces systèmes pour le maintenir en vie, il aura plus d'une fois l'initiative de fabriquer et réparer d'autres appareils d'utilités diverses mais importantes. Mark est une sorte de MacGyver de l'espace.


    Pourquoi le fait d'être botaniste pourrait lui sauver la vie ? Parce qu'il va bien finir par manquer de vivres. Et croyez-moi : ce n'est pas de la tarte de jardiner sur Mars (or, pour Mark : pas de jardin = tarte à rien).



Une expérience d'érémitisme ?

Parce que je suis sympa, voici le lien de la chanson. (Et faites-moi péter ces cordes vocales !)

 

     Si vous cherchez une petite expérience d'érémitisme pépère, il faudra aller voir ailleurs (et tant qu'on y est : vos recommandations sont les bienvenues). Dans Seul sur Mars, on est dans du survivalisme pur et dur, et l'absence des autres membres de l'équipage est meublé par les réserves de séries TV des années 70 et de romans d'Agatha Christie qu'ils ont laissé derrière eux. Normal : ici, la solitude est subie et pourrait être fatale. Heureusement donc qu'une employée de la NASA se rend compte (grâce aux satellites installés autour de Mars) qu'il se trame quelque chose... Ce qui ne veut pas dire que Mark soit pour autant tiré d'affaire (loin de là).


    Nous allons donc rencontrer du monde sur Terre. Je ne m'y attendais pas (en même temps, le roman aurait risqué de piétiner et aurait seulement consisté en une lente acceptation de la mort ; parce qu'aussi débrouillard qu'il soit, Mark ne peut pas survivre seul indéfiniment)... Et ça a été une très belle surprise parce que l'intrigue y puise un souffle nouveau. Ces passages sur Terre sont aussi palpitants que ceux sur Mars, et les nouveaux personnages (essentiellement des employés de la NASA) tout aussi attachants et drôles que Mark... Enfin, pas tous et pas tout le temps ; il faut dire que les bougres sont légèrement tendus d'avoir abandonné un homme sur Mars. Et attention : le roman contient son lot de dilemmes moraux insolubles (youpi !).


    Andy Weir est aussi inventif que son personnage principal lorsqu'il s'agit de relancer l'intrigue.
Je pense que ce dynamisme doit beaucoup à ses recherches sur les expéditions spatiales : il y a énormément de facteurs à prendre en compte et donc autant d'éléments perturbateurs possibles.



Un livre réservé aux « bacs S » ?



 

 

 

 

 

 

 

 


     Dans l'ensemble, Seul sur Mars est assez rigoureux sur le plan scientifique (mis à part quelques détails ; je vous laisserai tout simplement aller voir la partie "degré de réalisme" de la page Wikipedia, après votre lecture, histoire d'éviter tout divulgâchis). La quatrième de couverture arbore d'ailleurs fièrement l'avis élogieux du commandant de la Station spatiale internationale qui parle de « précision technique fascinante » (d'ailleurs, lui aussi vous dira que ce roman est « impossible à lâcher »).

Je dois bien avouer que la pauvre littéraire que je suis, désespoir de mes professeurs de physique et de SVT, a bien cru qu'elle abandonnerait vite la partie face à tant d'explications techniques. Mais finalement, elles sont dans l'ensemble assez courtes et le plus souvent le narrateur arrive à nous faire comprendre l'idée générale. La narration est trop entraînante pour que ce soit un obstacle.



Le mot de la fin

 
    Certes, Seul sur Mars ne changera pas votre vie et l'intérêt ne survivrait peut-être pas à une relecture, puisque le suspens est son atout essentiel, et pour être honnête, j'ai trouvé la dernière page assez maladroite ; mais si vous avez envie d'un livre à dévorer d'une traite pendant vos vacances ou un week-end pluvieux, il fera parfaitement l'affaire.
    J'ai rarement été aussi accro à un livre.




Et un dernier extrait pour le(s) (gros) mot(s) de la fin...


    
Note : dans ce passage, Mark vient de subir une sévère déconvenue. Il digère l'événement à sa manière.

 
    « Vous savez quoi ? J'en ai plus rien à foutre ! du sas, de l'Habitat, de cette planète de merde !
[...]
Je n'ai plus qu'à rester assis là [...] je vais crever.
Ce sera fini. Plus besoin de me remonter le moral, d'espérer, de m'illusionner. Plus de problèmes à régler. J'en ai ma claque !
[...]
    Soupir... D'accord. J'ai fait ma petite crise, et maintenant, je dois trouver un moyen de rester en vie. Une fois de plus. »




vendredi 20 mars 2020

Ermites dans la taïga - Vassili Peskov




        « À bord d'un hélicoptère des services météorologiques qui relevait le niveau des neiges dans les Saïan, nous survolions l'Abakan.
        La rivière s'étirait comme un ruban blanc entre les montagnes avec, par endroits, des taches noires d'eau vive qui résistaient aux glaces. Çà et là, le dessin blanc d'une empreinte de renne. Effleurée par le soleil de mars, l'austère forêt sibérienne somnolait, immobile, dans les montagnes. Les instruments de mesure des neiges clignotaient. "La couche est épaisse ? – En moyenne, jusqu'à la ceinture, mais elle atteint parfois plus de deux mètres", a répondu l'hydrologiste. Inaccessible, impénétrable, la forêt était noyée sous la neige. Difficile d'imaginer qu'il y eût ici un foyer de vie. Pourtant il était bien là. »



        En 1978, un groupe de géologues en expédition dans un des coins les plus isolés de la Sibérie tombe par hasard sur une famille qui vit là, complètement coupée de toute société humaine depuis 35 ans ; avant cela, ils vivaient un peu plus loin, dans une communauté de vieux-croyants.
Les vieux-croyants sont en schisme avec l'Église russe depuis 1653, à la suite d'une réforme de la liturgie et d'une nouvelle traduction des textes sacrés. Ils furent contraints de s'exiler aux confins de la Russie pour échapper aux autorités. (Vassili Peskov résume très bien tout ça.)
        La famille qui nous intéresse (les Lykov : Karp, le père (80 ans) et ses enfants (entre 56 et 39 ans) : Savvine, Natalia, Dmitri et Agafia) se rattache à cette minorité fidèle à des pratiques religieuses et une vision du monde figée depuis plus de trois siècles... Et cela frappe plus d'une fois lors du récit de Vassili Peskov, journaliste qui les a rencontrés à de nombreuses reprises, notamment dans une conversation avec le père, Karp Ossipovitch.


« Le tsar Alexeï Mikhaïlovitch (Alexis), son fils Pierre, le patriarche Nikon avec "sa manière diabolique de se signer des trois doigts*", ces personnages étaient pour Karp Ossipovitch des ennemis intimes et organiques irréversibles. Le vieillard parlait d'eux comme si quelques cinquante ans seulement, et non trois siècles, le séparaient de leur règne. »

*Un des changements apportés par la réforme de Nikon imposait de se signer avec trois doigts (en référence à la Trinité) plutôt qu'avec deux doigts, comme on avait l'habitude de le faire jusqu'alors.


Source 




        Les Lykov vivent en complète autarcie et doivent subvenir à tous leurs besoins eux-mêmes (du moins jusqu'à ce que la Russie découvre leur histoire et que les colis et enveloppes ne commencent à arriver chez Vassili Peskov « pour les Lykov »). Ils dépendent totalement des caprices de la nature. On apprend notamment que, plus que les ours, ils redoutent les écureuils qui peuvent s'attaquer à leurs provisions de graines et déclencher une disette.


        « Des saisons de disette ? Oui, 1961 aura été une année terrible pour les Lykov. La neige de juin, accompagnée d'un gel assez violent, emporta toutes les cultures. Le seigle succomba à la froidure et les pommes de terre n'y survécurent que pour garnir le stock de semence. [...]
        Cette année-là la mère mourut de faim. »



        J'en ai un peu honte maintenant, mais j'ai parfois été lassée, (surtout dans la suite) par Agafia qui semble se plaindre constamment tout en refusant de déménager ; mais en préparant cet article, je me rappelle qu'elle a bien mille raisons de se plaindre d'une vie aussi rude, où le travail ne cesse pratiquement jamais (à part peut-être pendant le charmant hiver sibérien, quand il n'y a plus rien à récolter ou à planter). Déménager paraît impensable, tout d'abord parce que pour un Lykov, ce serait un péché (tout ce qui vient du « siècle » (comprendre « le monde moderne») est refusé, même si on verra que, petit-à-petit, ils arrivent à quelques compromis). Et comment vivre ailleurs quand on a connu que ça ? Oui, Agafia peut se plaindre et c'est vraiment touchant de se dire que les colis continuent encore d'affluer, avec les coups de mains en tous genres (comme lorsque des pompiers sont venus leur construire une nouvelle isba).



Août 1983 : « Dévoré de curiosité, je fais le voyage avec le mandat des lecteurs fascinés par l'histoire des Lykov : "Retournez-y, nous attendons." »

Octobre 1984 : « Eh bien non ! Dans le tourbillon des événements, des affaires et des accidents, nos lecteurs n'oublient pas les Lykov.
    "Comment ça va, là-bas ?" »



Vassili Peskov et Agafia Lykov
(Source)



        Vassili Peskov fait le lien entre les Lykov et le reste du monde. Il retourne régulièrement à l'ermitage pour prendre des nouvelles (pressé par les lettres de ses lecteurs) mais aussi pour évaluer les besoins. Il est plus qu'un journaliste, plus qu'un observateur dans cette histoire ; cet engagement est vraiment touchant. Et il n'est pas le seul. On rencontre également un géologue de la base proche de l'ermitage au destin très émouvant : Erofeï.


« J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer le "parrainage" d'Erofeï Sazontievitch Sedov. Eh bien, il vient de refuser une promotion professionnelle qui lui était proposée sur un autre secteur : "Je ne peux pas abandonner les Lykov." »




        Vassili Peskov ne manque pas de demander au père comment ont été digérés ces nouveaux contacts avec le monde :


« Peut-être regrettaient-ils d'être mêlés au "siècle" et de voir de si près la vie à laquelle il s'étaient dérobés ? "Bah ! Vassili MikhaÏlovitch, en sept ans nous n'avons rien enduré de mal. J'en rends grâce à Dieu, nous ne voyons que de bonnes choses." »

Une chose est certaine, c'est que leur vie a changé et qu'ils ont évolué depuis leur rencontre avec les géologues, surtout Agafia, la cadette : 


« J'ai connu Agafia sauvage, barbouillée de suie. C'était une enfant adulte, pas bête du tout, mais socialement déconnectée. Encore aujourd'hui ceux qui la découvrent ont cette impression. Pour moi, toutefois, c'est déjà une autre Agafia. Elle est plus retenue, plus réfléchie, mais plus ironique aussi, plus soignée, plus ordonnée dans son ménage. [...] Sa langue s'est enrichie. Elle utilise une foule de mots nouveaux, souvent inattendus. Sa mémoire phénoménale enregistre tout ce qu'elle voit. [...] Elle devine la force du "siècle" en même temps que ses faiblesses, comprend parfaitement la dépendance qui la rattache au monde humain tout en érigeant fort sagement des limites à cette dépendance. »


(Source)



         Ermites dans la taïga fait partie de ces livres dont on a du mal à expliquer l'attrait. Ce livre m'a captivée alors que les grands événements y sont rares. C'est le quotidien des Lykov que j'ai trouvé passionnant, leur lutte pour survivre dans une nature loin d'être toujours clémente mais qu'ils connaissent tellement bien. J'ai été frappée par leur ingéniosité et leur habileté (ils savent absolument tout faire : construire, filer, fabriquer des seaux en écorce de bouleau, etc.). 
J'ai été amusée de découvrir leur vision du monde, de les voir confrontés à des gens « du siècle » dont certains sont devenus des amis malgré tout. J'ai été émue par le dévouement de Vassili Peskov, de Erofeï et de tant d'autres. 
        Comme les lecteurs du journal de Vassili Peskov, je ne me lassais pas, je voulais toujours en savoir plus sur les Lykov. 
        Une lecture étrangement addictive, un bol d'air à avaler d'un lampée.

lundi 27 janvier 2020

Les Évaporés - Léna Mauger et Stéphane Remael




        Tout plaquer pour tout recommencer... Ça en fait rêver plus d'un. D'ailleurs, dans le prologue des Évaporés Stéphane Remael évoque sa propre envie de fuir (qui n'est heureusement plus d'actualité).
Mais, loin de nos conceptions romantiques, à l'origine des disparitions évoquées dans ce livre, il y a des dettes, les menaces de la mafia et surtout, le déshonneur qui prend si facilement un tour dramatique au Japon. Certains fuient après un échec : un examen raté, un licenciement, etc. 



« Je n'ai pas songé à une nouvelle vie, je me suis enfui, c'est tout. S'enfuir n'est pas glorieux. Ni argent, ni statut social. L'essentiel est de rester vivant. »


        On estime que 100.000 Japonais disparaissent chaque année. Certains se suicident, les autres fuient et sont condamnés à vivre en clandestins dans leur propre pays. Ils sont relégués aux marges de la société, parfois dans des quartiers réservés aux exclus, comme celui de Sanya à Tokyo, dont le nom ne figure d'ailleurs pas sur les cartes. Ils sont exploités comme intérimaires bon marché.
Le pire ? 



« Un soir brûlant, trois types sans âge se parlent au bar. Ils lèvent leur verre à l'espoir. Un rabatteur leur a proposé un travail. Logé, nourri, deux mois durant au moins. Il faudra nettoyer, balayer, jeter des gravats dans des sacs. Des gravats de la centrale de Fukushima. Des poussières du nucléaire. Demain, ces disparus deviendront liquidateurs. S'ils n'en reviennent pas, personne ne les cherchera. "C'est comme ça, on n'y peut rien." » 

Une des nombreuses photos de Stéphane Remael qui illustrent Les Évaporés. Vous pouvez aller sur son site pour en voir plus : https://www.stephaneremael.com/thevanished)




        Ce livre est aussi passionnant qu'émouvant. D'un côté, j'avais envie de le dévorer, fascinée par ces destins tragiques, touchants et tous différents. D'un autre côté, j'ai souvent ressenti le besoin de refermer le livre quelques instants pour digérer ce que je venais de lire. Après tout, on parle de vies brisées.
Un des témoignages qui m'a le plus touchée est celui de Hashi, qui a d'abord fui dans l'intention de se suicider. 



        « La boue a pénétré mes chaussures, j'avance à pas lents, je parle aux arbres. J'imagine le téléphone du salon qui sonne dans le vide, mon patron furieux, ma femme en larmes. Et puis mon père, pragmatique comme toujours, qui a certainement déjà recruté un détective. Appartement fouillé, courrier épluché : que devine le limier, sinon que je suis un homme faible ? »


Finalement, il s'écroule de fatigue dans la forêt où il est venu pour se pendre et se réveille chez un vieil homme qui le nourrit, lave ses vêtements et lui donne un peu d'argent. Hashi va de petit boulot en petit boulot, finit dans un pressing...


        « Puis le pressing ferme, ça recommence, le sentiment d'échec, la honte, la fatigue, le cerveau en surchauffe. La chute est rapide. J'ai l'impression de la regarder de l'extérieur. Ce n'est pas moi, pas encore. Je perds mes dents, le suicide guette. Je suis un renégat, rouage pourri d'une grande machine. Invisible, inutile. Une vie pareille, il y a de quoi devenir fou. À un moment, je deviens fou. Mais j'ai de la chance. Malgré tout, j'ai de la chance. »


Il tente de renouer un tant soit peu avec son ancienne vie mais il est trop tard.


« Depuis, je meurs, lentement. Les bonheurs perdus, ça ne se rattrape jamais. »




        Et il y a tant d'autres témoignages émouvants... Je ne résiste pas à l'envie d'évoquer Yukio Shige, policier à la retraite, qui passe ses journées à arpenter les bords d'une falaise où beaucoup de gens viennent pour se suicider. Yukio
« s'est donné pour mission de dissuader les désespérés d'en finir dans les flots ». « Il y consacre tout son temps et son énergie. » Il a même fondé une petite association.

« M. Shige reconnaît les désespérés à leurs vêtements foncés, à l'absence de sac et d'appareil photo. "Je les approche doucement et je murmure : comment allez-vous ? Ils rougissent et éclatent en sanglots. Souvent, ils n'attendent que cela, un mot, un geste." »


« Mon association a sauvé 248 personnes du suicide en sept ans. »




         J'ai dit que c'est un livre aussi passionnant qu'émouvant. L'évocation de certains chapitres ne manquera pas de vous intriguer : on découvre l'existence d'une petite entreprise de « débarras en tout genre » qui aide notamment les gens à s'évaporer ; un autre chapitre particulièrement marquant traite des camps de redressement pour cadres (si votre patron estime que vos performances sont décevantes, il peut choisir de payer pour vous y envoyer une dizaine de jours afin que vous appreniez à être un bon employé).




        Le sujet très riche des disparitions volontaires permet de livrer un tableau inédit du Japon. Ce qui ne veut pas dire que cet ouvrage s'adresse à des spécialistes : ma propre culture sur le sujet est celle du pékin moyen (oui, je sais : Pékin, c'est en Chine).



« Si nous avons à faire à des Chinois de Chine ça ne marche plus. »
(OSS 117 : Rio ne répond plus (je recommande chaudement))


        Le phénomène des disparitions volontaires est un sujet tabou au Japon. Léna Mauger et Stéphane Remael ont d'ailleurs eu beaucoup de mal à trouver des correspondants qui puissent les aiguiller dans leurs recherches. La plupart du temps, les gens se fermaient dès que le mot « johatsu » (évaporés) était prononcé ; ils inventaient des excuses peu convaincantes pour couper court à toute collaboration.
Et c'est là qu'on touche au plus grand mérite des Évaporés : donner une existence à ceux qui n'en ont plus. Pour les disparus, cette conversation avec des étrangers était une occasion unique de se confier sans craindre de jugement. Ils ont trop honte pour se confier à leurs compatriotes.





        « Sakae voit son archipel comme une Cocotte-Minute. Les habitants bouillent à petit feu, soumis à une perpétuelle mise à l'épreuve. Lorsque la pression devient intenable, ils s'échappent. Ce sujet, tabou, renvoie aux fondements mêmes de la société nippone tout comme les trente-trois mille suicides annuels, soit quatre-vingt-dix répertoriés chaque jour. "Un homme digne de ce nom ne fuit jamais. Fuir, c'est bon pour un robinet", s'amusait Boris Vian. Au Japon, la philosophie s'inverse : un homme digne de ce nom s'en va. »



        Ce n'est pas une lecture légère mais je ne pense pas que ça nous fasse du mal de compatir. Je crois que ça peut valoir le coup de laisser une chance à ces évaporés de faire entendre leur voix. Ce n'est pas chez eux qu'ils pourront la faire entendre.
Il est sûrement aussi important de voir ce que cela peut donner quand on traite les hommes comme des robots ou de simples outils.
Aussi, montrer cette face cachée du Japon est sûrement un excellent moyen de le comprendre, loin des images d'Épinal et clichés en tous genres



        Ultime argument : Léna Mauger et Stéphane Remael ont certes eu le nez de choisir un sujet passionnant, la ténacité remarquable d'enquêter alors que peu de gens étaient disposés à les aider mais par-dessus le marché, les textes sont très bien écrits et les photos vraiment magnifiques et expressives ; elles me semblent bien traduire ce que les auteurs ont pu ressentir sur place, même quand l'objectif s'arrête sur des décors austères ou dépouillés ; et bien sûr, elles donnent un visage aux évaporés, aux détectives, aux parents éprouvés par la disparition de leur enfants...


Ce livre est une perle. Une claque. Une perle qui m'a collé une claque. (Diantre. On se croirait chez Lewis Carroll).

jeudi 5 décembre 2019

Noël russe - Ivan Chmeliov





    Nouveau coup de cœur (de saison) pour un petit livre pourtant tout simple. 
    Dans Noël russe/Рождество (cette édition est bilingue (prononcez « rajdiestvo », et roulez-moi ce « r »)), le narrateur s'adresse à un enfant pour lui décrire un Noël en Russie à la fin du XIXème siècle : les préparatifs, l'arrivée de convois de cochons, les sapins qui envahissent les places de la ville pour les transformer en petites forêts, etc. ... 


    « Tu me demandes, petit, de te raconter la Noël russe. Après tout ?... Ce que tu ne comprendras pas, ton cœur te le soufflera.
    Imagine... je suis à peu près grand comme toi. La neige... tu connais la neige ? Elle est rare par ici et... sitôt tombée, sitôt fondue. Mais là-bas, en Russie, quand ça s'y met... trois jours durant, on ne voit plus la lumière ! »



    Depuis l'exil, le narrateur se remémore le Noël russe avec une nostalgie communicative : ce Noël russe devient notre Noël . Comme l'enfant auquel il s'adresse, nous nous émerveillons de tout ce qu'il décrit, y compris des détails en apparence insignifiants qui font tout le sel de ce récit, parce qu'ils nous transportent en Russie plus résolument qu'une carte postale de Basile-le-bienheureux).


    « Le jour du Sotchelnik, la veille de Noël, on ne mange rien, souvent, jusqu'à la première étoile. [...]

    Souvent, en attendant l'étoile, on a le temps de gratter toute la glace des vitres, et il y en a, avec le froid ! Ça, fiston, c'est de toute beauté ! Ça fait comme de petits sapins, des broderies, une vraie dentelle ! Tu grattes de l'ongle : alors, cette étoile, elle vient ? La voilà ! La première ! Et une autre là-bas !... Les vitres sont toutes bleues, maintenant. Le poêle crépite de froid, les ombres dansent. »



Que c'est bon de se mettre à la place d'un enfant le temps d'un texte ! Le remède ultime au blasement !



    Tout en étant facile d'accès, Noël russe est un texte atypique qui a le mérite d'être intéressant à différents niveaux : il satisfera les curieux d'histoire, de culture russe mais aussi ceux qui recherchent tout simplement un peu de poésie, ou ceux qui veulent être dépaysés ; il s'adresse aux adultes comme aux plus jeunes.
Pour ne rien gâcher, c'est une belle édition : la couverture sublime, la qualité du papier légèrement gaufré, les petites illustrations en noir et blanc pleines de charme,... Un bonheur de lecture !

   


(Ceux qui veulent travailler leur russe pourront faire comme moi et accompagner leur lecture du livre audio disponible ICI.)


dimanche 18 août 2019

L'Ensorcelée - Barbey d'Aurevilly






    « J'ai toujours été grand amateur et dégustateur de légendes et superstitions populaires, lesquelles cachent un sens plus profond qu'on ne croit, inaperçu par les esprits superficiels qui ne cherchent guère dans ces sortes de récits que l'intérêt de l'imagination et une émotion passagère. Seulement, s'il y avait dans l'histoire de l'herbager [l'interlocuteur du narrateur] ce qu'on nomme communément du merveilleux (comme si l'envers, le dessous de toutes les choses humaines n'était pas du merveilleux tout aussi inexplicable que ce qu'on nie, faute de l'expliquer!), il y avait en même temps de ces événements produits par le choc des passions ou l'invétération des sentiments, qui donnent à un récit, quel qu'il soit, l'intérêt poignant et immortel de ce phénix des radoteurs, dont les redites sont toujours nouvelles, et qui s'appelle le cœur de l'homme. » 

    

    Je crois que j'ai rencontré un personnage qui me hantera plus obstinément que le Dracula de Bram Stoker (à lire tout de même si vous êtes d'humeur pour une bonne dose d'aventure et de fantastique maîtrisé, comme je vous l'explique ici : https://potesenpapier.blogspot.com/2017/10/dracula-bram-stoker.html). Pas tellement d'aventure dans L'Ensorcelée mais beaucoup de drame, agrémenté de quelques passages à vous faire frissonner par 35°. Outre les frissons, vous pourrez ajouter à la liste des effets secondaires quelques serrements de gorge provoqués par le lyrisme d'une plume virtuose. Pas la peine d'appeler votre médecin, il n'y pourra rien ; je vous aurai prévenus : la littérature c'est pas pour les chochottes.






L’abbé de la Croix-Jugan
fusain de Georges Leduc
(source)

Mais venons-en au personnage qui fait une si rude concurrence à Dudu (la Dracule) : l'abbé de la Croix-Jugan. Je laisse à l'interlocuteur de notre narrateur le soin de vous le présenter : 

« Il paraît qu'il avait chouané, tout prêtre qu'il fût, car il était moine à l'abbaye de Blanchelande quand l'évêque Talaru, un débordé qui s'est bien repenti depuis, m'a-t-on raconté, et qui est mort comme un saint en émigration, y venait faire les quatre coups avec les seigneurs des environs ! L'abbé de la Croix-Jugan avait pris sans doute, dans la vie qu'on menait lors à Blanchelande, des ces passions et de ces vices qui devaient le rendre un objet d'horreur pour les hommes et pour lui-même, et de malédiction pour Dieu. Je l'ai vu, moi, en 18.., et je puis dire que j'ai vu la face d'un réprouvé qui vivait encore, mais comme s'il eût été plongé jusqu'au creux de l'estomac en enfer. »

Après avoir participé à une bataille qui était « la dernière espérance des Chasseurs du Roi », la Croix-Jugan tente de se suicider. Son visage en garde de terribles marques (avec l'aide de quelques « Bleus » qui passaient par là pendant sa convalescence).

La plupart du temps, l'abbé porte un chaperon pour dissimuler ses blessures...


« L'espèce de chaperon qu'il portait tomba, et sa tête gorgonienne apparut avec ses larges tempes, que d'inexprimables douleurs avaient trépanées, et cette face où les balles rayonnantes de l'espingole avaient intaillée comme un soleil de balafres. Ses yeux, deux réchauds de pensées allumés et asphyxiants de lumière, éclairaient tout cela, comme la foudre éclaire un piton qu'elle a fracassé. Le sang faufilait, comme un ruban de flamme, ses paupières brûlées, semblables aux paupières à vif d'un lion qui a traversé l'incendie. C'était magnifique et c'était affreux ! »

L'abbé est sanctionné par sa hiérarchie pour avoir participé aux combats. Il doit retourner à Blanchelande (où il était affecté avant la guerre) et assister à la messe dominicale mais ne peut la célébrer, jusqu'à ce que sa peine soit purgée. Souvent, il disparaît toute la semaine et revient juste à temps pour remplir son obligation.

C'est un personnage aussi fascinant qu'inquiétant, avec une aura surnaturelle à vous faire exploser le village. Mais, ce n'est pas lui le héros de notre roman. 





« [...] à la maison, plus de femme, monsieur, plus de ménagère, plus de maîtresse le Hardouey, mais une arbalète rompue, une anatomie dans un coin ! » (Illustration : Femme assise vue de dos, Vilhem Hammershoi ; source : Images d'art)


    Jeanne le Hardouey est la pauvre
« ensorcelée » de cette histoire. Mais rien ne laissait présager qu'elle puisse perdre la tête, elle qu'on désigne comme la digne fille de « Louisine-à-la-hache » (je vous laisse découvrir cette histoire par vous-mêmes, mais en résumé : sa mère n'était pas très impressionnable).
Jeanne est issue d'une famille noble, les Feuardent. Devenue orpheline, elle s'est retrouvée obligée de consentir à épouser un certain le Hardouey.


« Jeanne-Madelaine n'aimait guère son prétendu. Le sang des Feuardent bouillonnait dans ce cœur vierge, à l'idée d'épouser un paysan, et un homme comme Thomas le Hardouey, beaucoup plus âgé qu'elle, et d'une rudesse de mœurs et de caractère qui choquait ses instincts de jeune fille. Elle ne l'agréa donc point tout d'abord. Il fallut même le cruel empire des circonstances pour la décider, non pas à donner sa main, mais à se laisser prendre par cet homme pour qui elle n'éprouvait que de l'éloignement. » 

Le pragmatisme qui l'a faite accepter ce mariage en sera aussi le moteur : contre toute attente, Jeanne gère son ménage avec détermination et semble se faire à cette existence pour laquelle elle ne semblait pas être née.
Son existence de femme de cultivateur s'écoule donc sans surprises, jusqu'au jour où un mystérieux prêtre encapuchonné apparaît aux vêpres de Blanchelande. Elle y reconnaît vite quelqu'un pour qui il n'y a plus de place dans la France post révolutionnaire ; comme la Feuardent en elle (typiquement, je vous livre là une « fast interprétation » à emporter ; le roman est plus riche, plus complexe).




    Attention cependant : L'Ensorcelée ne raconte pas la liaison d'une femme mariée qui s'ennuie.  En tout cas, je ne l'ai pas du tout vu comme ça (et typiquement ce genre d'histoires me barbe terriblement plus que la triste existence de ces femmes mal mariées ; ce qui me pousse en général à tromper ces romans avec d'autres).
Il n'y a pas de « liaison » entre l'abbé de la Croix-Jugan et Jeanne le Hardouey tout simplement pare que l'abbé semble complètement coupé du monde, ou du moins du présent (il n'entretient des semblants de relations qu'avec des personnes qu'il a connu dans sa jeunesse).
Cette distance et la force de caractère de Jeanne rendent d'autant plus mystérieuse et effrayante l'emprise que l'abbé semble avoir sur elle. Et pour tout vous dire, cette emprise ne vient pas entièrement de la Croix-Jugan. Il y a comme du soufre dans l'air, et un peu de sorcellerie pourrait bien être à l'œuvre.


« Elle vous regardait d'un grand œil mort, comme celui d'une génisse abattue, elle qui avait eu des yeux à casser toutes les vitres d'une cathédrale ! »



    Barbey d'Aurevilly dit qu'en écrivant L'ensorcelée, il a « tâché de faire du Shakespeare dans un fossé du Cotentin ». Et en effet, il y a de la tragédie, des passions dévorantes et de la crème fraîche. 

    Tout ça vient s'incarner dans les légendes et les on-dit qui circulent de plus ou moins longue date dans ce petit coin de campagne. Barbey alterne entre le style soutenu du narrateur principal et le patois des narrateurs secondaires qu'il a interrogés lors de son enquête. D'une certaine manière, le réalisme de l'histoire de l'abbé de la Croix-Jugan en est renforcé, et le lecteur se sent davantage immergé dans le village où se déroule l'histoire.


« – Je sais qui c'est, ma chère dame, dit Nônon Cocouan, avec cet air ineffable et particulier aux commères. Et ceci n'est point une injure car les commères, après tout, sont des poétesses au petit pied qui aiment les récits, les secrets dévoilés, les exagérations mensongères, aliment éternel de toute poésie ; ce sont les matrones de l'invention humaine qui pétrissent, à leur manière, les réalités de l'histoire. »

Au-delà d'un mystère qui viendrait seulement aguicher notre curiosité, L'Ensorcelée est également un roman émouvant, porté par une plume que je suis fort aise d'avoir découverte avant de me rencarder avec le barbu pour le dépôt de bilan.
Un lyrisme approuvé par Charles Baudelaire lui-même en personne qui écrit le 13 novembre 1858 : « Si vous n'avez jamais lu l'Ensorcelée, profitez de la réimpression Bourdilliat (Librairie nouvelle). Je viens de relire ce livre qui m'a paru encore plus chef-d'œuvre que la première fois ». Argument d'autorité dans ta face.



    En résumé : L'Ensorcelée, est une tragédie magnifiquement écrite, nourrie de croyances populaires et de légendes, un texte d'une poésie puissante, et un roman fantastique dont le mystérieux abbé de la Croix-Jugan mériterait d'être mis sur le même piédestal que Dracula, Dom Juan et autres héros mythiques.
Certes, ce n'est pas une écriture simplissime à lire mais en prenant son temps, en dégustant, on s'y retrouve sans problème. N'hésitez pas à vous offrir ce petit échantillon de gastronomie littéraire : vous le valez bien !
Un dernier avertissement ceci dit : la quatrième de couverture de l'édition Folio divulgâche (spoile) à mort. C'est pour ça que j'ai choisi l'édition GF (dont la préface est très intéressante ; c'est là que j'ai pioché la citation de Baudelaire).






Ah ben voilà : il est jaloux ! (source image : Giphy)