mercredi 26 juin 2019

Lire la Sibérie


     À l'occasion des journées du livre russe en février dernier, j'ai pu assister à une table ronde réunissant des écrivains autour du thème « Sibérie, terre de liberté et de relégation ». L'occasion de glaner des idées de lectures sur le sujet. Je les partage ici. 
J'y ai ajouté, en deuxième partie, le compte-rendu de mes lectures personnelles (et j'ai gardé les meilleures pour la fin).

Pour lire les résumés des œuvres que je n'ai pas lues, vous pouvez cliquer sur leur couvertures.

Vous pouvez également regarder la vidéo de la table ronde (il manque la fin étant donné que les intervenants ont dépassé le temps prévu).





Victor Remizov

        Dans son roman Volia volnaïa, Victor Remizov réfléchit à la question de la liberté à travers l'histoire d'une révolte dans un petit village à l'extrême est de la Sibérie.

https://www.lisez.com/livre-de-poche/volia-volnaia/9782264072993


Note : « volia » en russe peut vouloir dire « volonté » ou « liberté » (« volnaïa » est l'adjectif correspondant).

« La langue russe dispose de deux mots pour traduire la notion de liberté ; svoboda et volia. Le premier n'entre en usage que tardivement ; volia, en revanche, remonte au fond des âges ou presque. Le mot svoboda est d'origine étrangère et désigne la liberté individuelle ; volia exprime, le plus souvent, la libération brutale, violente, d'une tutelle. [...] La volia peut être accordée, elle peut aussi être "arrachée". C'est une notion extérieure, matérielle, sans la signification morale de la svoboda.[...]
    Bien souvent, la volia, lorsqu'elle rompt ses chaînes, prend la forme d'une licence effrénée, d'une fête cruelle où tout est permis. Au XIXème siècle, considérant l'histoire de son pays, Pouchkine mettra en garde contre le bount (le soulèvement) à la russe, "impitoyable et absurde". » 

Michel Heller, Histoire de la Russie et de son empire




Dmitri Danilov


        Pour l'instant, seul un petit recueil de ses nouvelles est édité dans la revue Lettres russes : http://sokolo.lrs.free.fr ; pour le sujet qui nous intéresse, il s'intéresse surtout aux villes industrielles (de quoi sortir des habituelles représentations de la Sibérie, toujours sauvages).



 


Vassili Golovanov

        Spécialisé dans le récit de voyage, il a consacré une nouvelle à la République de Touva (« aux confins de la Mongolie, terre de chamans ») dans son recueil Espace et labyrinthes.
Comme je le connais peu et qu'il nous a peu parlé de son œuvre, je préfère laisser la parole à ceux qui l'ont lu.

« Considéré comme le  "Nicolas Bouvier russe" depuis son magistral Éloge des voyages insensés, Vassili Golovanov par sa prose poétique envoûtante nous invite à errer et parfois à nous perdre dans un labyrinthe géographique, culturel et mythique. »
(site de la librairie Compagnie, avis complet ici : http://www.librairie-compagnie.fr/livre/85632)



https://editions-verdier.fr/livre/espace-et-labyrinthes/


 


Yves Gauthier

        Il a traduit plusieurs livres sur la Sibérie (notamment les œuvres de l'auteur tchouktche Iouri Rytkhèou et L'ours est mon maître de Valentin Pajetnov). Il a également co-écrit L'exploration de la Sibérie avec Antoine Garcia. Je ne vais pas vous présenter l'intégralité de son œuvre foisonnante, voici donc un lien vers sa bibliographie : https://www.transboreal.fr/auteurs.php?id=405&page=oeuvres.



- L'exploration de la Sibérie : Les auteurs nous font suivre les récits de divers explorateurs. Cette narration à plusieurs voix couvre les débuts de l'exploration à la fin du XVIème siècle jusqu'à l'exploitation intensive au XIXème.
(Sur le même sujet et au rayon essai, vous trouverez L'épopée sibérienne d'Eric Hoesli.)


« Au cours des années 1610 à 1640, les Russes avancèrent de quatre mille huit cents kilomètres, de l'Ob au Pcifique, et menèrent à bien la conquête, si ce n'est la mise en valeur, de la Sibérie. »
Nicholas V. Riasanovsky, Histoire de la Russie 
 

    - Traduction : Ermites dans la taïga de Vassili Peskov raconte la découverte en 1978 d'une famille de vieux-croyants qui n'avait eu aucun contact avec le reste du monde depuis 1938.
Mais quoi-t-est-ce que les vieux-croyants ? Ce sont les fidèles qui ont refusé la réforme de l'Église orthodoxe au milieu du XVIIème siècle (cette réforme comprenait une nouvelle traduction des textes religieux et quelques modifications des rites, comme le signe de croix à trois doigts au lieu de deux). Ce refus les condamne à la clandestinité. Pour le coup, la Sibérie, sauvage et immense est une planque de choix.



http://www.transboreal.fr/librairie.php?code=TRAVPEXS&jstart=1https://www.actes-sud.fr/catalogue/babel-aventure/ermites-dans-la-taigahttps://www.transboreal.fr/librairie.php?code=TRASIOMM


(Depuis la rédaction de cet article, j'ai lu Ermites dans taïga ; vous pouvez lire l'article que je lui ai consacré ICI.)

 


Anne-Victoire Charrin

    Professeur à l'INALCO (l'institut national des langues et civilisations orientales), elle est spécialiste des peuples autochtones de Sibérie. Elle a notamment co-traduit La mère de Dieu dans les neiges de sang de Eremeï Aïpine. Hélas, beaucoup de ses écrits ne sont plus édités ; je vous partage tout de même deux titres particulièrement alléchants, on ne sait jamais (internet, l'occasion, les bibliothèques...).


    Vous trouverez aussi une interview très intéressante d'Anne-Victoire Charrin sur les littératures autochtones de Sibérie par ici : https://fr.rbth.com/art/culture/2015/12/26/la-memoire-des-ethnies-siberiennes-dans-lecrit_555059


https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1983_num_23_4_368458
(recueil de récits de la mythologie koriake)
http://mediatheques.perpignanmediterraneemetropole.fr/in/details.xhtml?id=p::usmarcdef_303831


 



Eva Toulouze

    Chargée de la modération, elle a également consacré des écrits aux peuples de Sibérie.


http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=37432&razSqlClone=1

 





Mes lectures




Mikhaïl Tarkovski



 

    Mikhaïl Tarkovski habite dans le petit village de Bakhta (200 habitants) au bord du Ienisseï. Il a consacré à la vie dans ce coin reculé un recueil de nouvelles qui sent la Russie à plein nez : Le temps gelé. Chaque nouvelle décrit une étape décisive dans la vie d'un villageois, souvent à travers des événements en apparence anodins mais qui les révèlent à eux-mêmes et au lecteur.
Tarkovski ponctue ses récits de descriptions d'objets et de détails du paysage qui captent l'essence d'un moment ou d'un lieu.
Cet amour du détail, de l'anodin est bien exprimée par cet extrait de la postface qui offre une importante clé de lecture :



« Avec Tolstoï et Dostoïevski, ma grand-mère m'a offert Pouchkine, Lermontov, Tiouttchev, Goumiliov. Une fois qu'elle était tombée sur une biographie de Pouchkine, elle m'en a fait la lecture. Tout un pan de ma vie avec elle a été placé sous le signe de ce livre, et je me souviens de son émotion quand Pouchkine meurt en duel. Elle avait été particulièrement touchée par le fait qu'au moment de sa mort il ait demandé des mûres blanches au sirop. Chez elle, les événements les plus importants étaient toujours liés à un détail de la vie russe qui lui était familier. »




Dostoïevski



    Dans les Récits de la maison des morts ou Souvenirs de la maison des morts ou Les carnets de la maison morte (joies de la traduction), Dostoïevski se cache derrière un narrateur pour consigner les souvenirs de son séjour au bagne (entre 1850 et 1854 ; le bougre avait commis le crime de lire un texte séditieux lors de la réunion d'un cercle socialiste).
Si le sujet ne semble pas tout à fait réjouissant, l'atmosphère y est beaucoup moins lourde que dans ses romans. Certains passages sont drôles et les bagnards, tantôt brutes finies, tantôt grands enfant, nous surprennent plus d'une fois ; les situations cocasses ne manquent pas.


    Bon, à me lire, on croirait que « la maison des morts » était une sorte de Club Sib, alors que c'est bien une expérience difficile que le narrateur partage avec nous, mais sans pathos. Et son séjour au bagne nous aura donné le Dosto des grands romans : Crime et châtiment, L'idiot et Les Frères Karamazov, ont été écrits après le bagne qui a profondément bouleversé sa vision du monde et des hommes.
 

Assez facile d'accès, touchant, ce peut être un bon choix pour commencer à lire Dostoïevski.

 « L'âme et son développement ne peuvent guère être ramenés à un quelconque étalon. L'instruction même, en pareils cas, ne saurait servir de mesure. Je suis prêt tout le premier à témoigner que, dans le moins cultivé des milieux, dans le plus opprimé, j'ai rencontré parmi ces malheureux des traits du développement spirituel le plus raffiné. Il se produit parfois en prison des faits comme celui-ci : vous connaissez un homme depuis bien des années, et vous pensez que c'est une bête brute, et non un homme. Vous le méprisez. Et soudain un instant arrive par hasard où son âme, dans un élan involontaire, s'ouvre de l'extérieur, et vous y voyez une telle richesse, tant de sentiment et de cœur, une si vive intelligence et de sa souffrance personnelle et de la souffrance d'autrui, que vous avez l'impression d'avoir les yeux dessillés et que sur le moment vous avez peine à croire ce que vous avez vous-même vu et entendu... Le contraire arrive aussi : l'instruction fait bon ménage parfois avec tant de barbarie, de cynisme, que vous en avez la nausée. Si bon ou favorablement prévenu que vous soyez, vous ne trouvez dans votre cœur ni excuse, ni justification. »



Varlam Chalamov

Édition maousse
Édition mini maousse


    Les récits de la Kolyma relatent l'expérience de l'auteur dans les camps du goulag à la Kolyma ; lieu où se trouvaient certains des camps les plus durs, où le détenu est réduit à l'état de  « crevard » (oui : c'est bien le terme employé dans ce recueil, « dokhodiaga » en russe). Le crevard, c'est celui qui est à bout, épuisé par le travail, affamé.


  « Nous n'avions pas la force d'éprouver des sentiments, de chercher un travail plus facile, de nous démener, d'interroger, de demander. [...]
    Il eût fallu quelque chose d'extérieur pour nous tirer de notre indifférence, nous éloigner de la mort qui approchait lentement. Une force venue du dehors, pas du dedans. Tout avait été consumé, vidé en nous ; tout nous était égal et nous ne faisions pas de projets au-delà du lendemain. »


Le narrateur vit pour témoigner mais aussi pour s'interroger sur la possibilité de ce témoignage (car il n'est plus le « crevard » qu'il était). Parfois même, il semble écrire pour se convaincre de la réalité de son expérience.
En bref, ce sont des textes assez denses (la préface à l'édition de poche est très utile pour nous aider à nous y retrouver) mais courts, d'une poésie brutale qui n'épargne aucun détail de la vie des détenus.



« Mais la peau qui a repoussé, cette peau neuve, ces muscles sur mes os, ont-ils vraiment le droit d'écrire ? S'ils le font, que ce soient les mots qu'aurait pu tracer l'autre gant, celui de la Kolyma, le gant du forçat à la paume calleuse entamée jusqu'au sang par la rivelaine, aux doigts crispés sur le manche de la pelle. Ces doigts-là sont incapables de se déplier pour prendre la plume et raconter leur histoire. »

 
L'intégrale est monumentale (1500 pages en grand format : si ça c'est pas de la fureur de témoigner) ; heureusement pour ceux qui voudraient y tremper un orteil avant de se jeter complètement à l'eau il existe un petit recueil en poche (13 récits, 150 pages).







Et attention messieurs-dames ! On entre en zone coups de cœur, voici la crème de la crème glacée... Si bien que j'ai déjà consacré un article à chacun de ces titres. Je me contenterai donc de vous les présenter brièvement ici et de vous renvoyer aux articles susmentionnés.




Andreï Makine 


 
     Ce roman nous emmène dans la taïga en 1952. Le narrateur est embarqué malgré lui dans la traque d'un évadé de camp du goulag. Il a pour compagnons des hommes aussi différents que leurs motivations (obsessions ?) respectives : obtenir une promotion, éviter une sanction en cas de manque de zèle, etc. Quant à notre narrateur, il aura plus d'une fois l'occasion d'être surpris par sa propre férocité alors même qu'il éprouvait a priori une certaine sympathie pour ce prisonnier ou plutôt, pour citer le roman : « Malgré moi, je ressentis pour lui non pas de la sympathie mais cet attrait qui devait unir, dans les temps immémoriaux, deux solitaires se croisant dans une forêt sauvage. »


Le détail affriolant dans cette traque, c'est que le fugitif n'est jamais loin : il laisse bien sûr des traces mais il est surtout plusieurs fois à portée de vue de ses poursuivants (seulement, la topographie et la végétation les empêchent de le rejoindre). 



Pour en savoir plus (mais toujours sans divulgâchis, c'est par ici : https://potesenpapier.blogspot.com/2018/04/larchipel-dune-autre-vie-andrei-makine.html).




Sylvain Tesson



    J'ai gardé mon chouchou pour la fin. Ce n'est peut-être pas un choix très original mais c'est bien celui qui m'a le plus touchée.

   Sylvain Tesson s'est retiré seul (avec une caisse de livres, tout de même) dans une cabane au bord du lac Baïkal pendant six mois. Pendant son séjour, il a tenu un journal. Il nous est livré tel quel sous le titre « Dans les forêts de Sibérie ». 

    Ermite dans l'âme, le sujet ne pouvait que m'attirer. J'avais certainement des attentes assez élevées en ouvrant ce livre et Tesson a réussi à les surpasser. Et je pense que même ceux qui redoutent la solitude pourront apprécier cette lecture : ce sera une aventure plus grande encore pour eux.

     Dans les forêts de Sibérie c'est une petite retraite à portée de livre. J'ai tendance à me méfier des livres qui ont beaucoup de succès ; je crains toujours qu'une œuvre qui semble plaire à tout le monde n'y réussisse que par une certaine démagogie, un discours aseptisé ou des facilités narratives. Dans le cas de Dans les forêts de Sibérie, je pense qu'il s'agit d'autre chose ; que cette retraite répond à des besoins profonds des citadins de notre époque qui manquent cruellement de temps, d'espace, de silence, de simplicité. 
Sylvain Tesson nous offre une pause et nous permet de prendre le temps, ne serait-ce que celui d'une lecture. Et il le fait avec style.

     J'espère avoir un peu rendu justice à ce petit trésor en écrivant l'article que voici : https://potesenpapier.blogspot.com/2017/11/la-marque-heinz-commercialise-une_9.html , et réussir à convaincre de le lire quelques personnes à qui il fera, je l'espère, beaucoup de bien.


« J'ai acquis une isba de bois, loin de tout, sur les bords du lac Baïkal. 
Là, pendant six mois, à cinq jours de marche du premier village, perdu dans une nature démesurée, j'ai tâché de vivre dans la lenteur et la simplicité.
Je crois y être parvenu.
Deux chiens, un poêle à bois, une fenêtre ouverte sur un lac suffisent à l'existence.
Et si la liberté consistait à posséder le temps ?
Et si la richesse revenait à disposer de solitude, d'espace et de silence – toutes choses dont manqueront les générations futures ? » 



    Si après Dans les forêts de Sibérie vous en demandez encore, vous pouvez vous offrir ce livre de photos (par Thomas Goisque) et de peintures (Bertrand de Miollis et Olivier Desvaux) agrémentées de citations issues de différentes œuvres de Sylvain Tesson. Vous pouvez le feuilleter en ligne ICI.




    En bonus, vous pouvez regarder cette vidéo qui réunit Andreï Makine et Sylvain Tesson pour parler de L'archipel d'une autre vie. Attention : si vous êtes très alertes, vous risquez de vous faire spoiler L'archipel d'une autre vie ; en revanche, si, comme moi, vous êtes aux fraises (des bois), vous pouvez y aller.

 



    Enfin, la Sibérie c'est 13 millions de km² (contre 632 734 km² pour la France), des peuples divers, des climats plus variés qu'on ne le pense, des étendues sauvages aussi bien que des villes industrielles extrêmement polluées... Avec ma modeste sélection, on est loin d'en avoir fait le tour. N'hésitez donc pas à partager vos propres lectures en commentaires.




   La conférence a aussi été l'occasion de récupérer des idées de films (documentaires) : 24 fois la neige (ou 24 neiges ; 24 снега) de Mikhaïl Barynine et Les gens heureux (Счастливые люди ; adapté par Werner Herzog : Happy people) de Dmitri Vassioukov (interviewé ICI),auquel a également participé Mikhaïl Tarkovski.     









vendredi 21 juin 2019

Chagrin d'école - Daniel Pennac




    Dix mois auront passé entre mon dernier coup de cœur et celui-ci. Ce n'est pas faute d'avoir lu ; je suis juste chiante (pardonnez mon français, mais c'est le terme clinique).
Chagrin d'école m'a happée par le style, l'intelligence bienveillante, l'humour et l'énergie qui brillent à chaque page : je vous laisse en juger à la lecture des extraits cités (en italique).
Je l'ai dévoré comme un roman à suspens. Je l'ai aussi savouré comme l'œuvre d'un auteur assez familier de la langue pour s'amuser avec elle ; je l'ai ruminé comme une œuvre qui apprend à réfléchir et à aimer.
   
    Chagrin d'école est une sorte d'hybride entre essai et autobiographie. Le but est de saisir cette figure du cancre que l'auteur a incarné puis rencontré dans ses classes une fois devenu professeur. Bien sûr, il s'agit aussi de comprendre comment aider les mauvais élèves à s'en sortir. Mais ici il ne s'agit pas d'une course à la réussite pour la réussite. L'urgence vient de ce constat : il n'y a pas de cancre heureux.





     « – Si ce que vous écrivez de votre cancrerie est vrai, pourrait-on m'objecter, cette métamorphose est un authentique mystère !
    À ne pas y croire, en effet. C'est d'ailleurs le lot du cancre : on ne le croit jamais. Pendant sa crancrerie on l'accuse de déguiser une paresse vicieuse en lamentations commodes : "Arrête de nous raconter des histoires et travaille !" Et quand sa situation sociale atteste qu'il s'en est sorti on le soupçonne de se faire valoir : "Vous, un ancien cancre ? Allons donc, vous vous vantez !" Le fait est que le bonnet d'âne se porte volontiers a posteriori. C'est même une décoration qu'on s'octroie couramment en société. Elle vous distingue de ceux dont le seul mérite fut de suivre les chemins du savoir balisé. Le gotha pullule d'anciens cancres héroïques. On les entend, ces malins, dans les salons, sur les ondes, présenter leurs déboires scolaires comme hauts faits de résistance. Je ne crois, moi, à ces paroles, que si j'y perçois l'arrière-son d'une douleur. Car si l'on guérit parfois de la cancrerie, on ne cicatrise jamais tout à fait des blessures qu'elle nous infligea. Cette enfance-là n'était pas drôle, et s'en souvenir ne l'est pas davantage. Impossible de s'en flatter. Comme si l'ancien asthmatique se vantait d'avoir senti mille fois qu'il allait mourir d'étouffement ! Pour autant, le cancre tiré d'affaire ne souhaite pas qu'on le plaigne, surtout pas, il veut oublier, c'est tout, ne plus penser à cette honte. Et puis il sait, au fond de lui, qu'il aurait fort bien pu ne pas s'en sortir. Après tout, les cancres perdus à vie sont les plus nombreux. J'ai toujours eu le sentiment d'être un rescapé. »



Chagrin d'école (Merci Giphy.)


     Pennac ne prétend pas livrer une méthode ; il est plutôt sceptique vis-à-vis des méthodes.

[Ici l'écrivain engage un dialogue avec le cancre qu'il a été.]
    « – Vas-y, toi qui sais tout sans avoir rien appris, le moyen d'enseigner sans être préparé à ça ? Il y a une méthode ?
    – C'est pas ce qui manque, les méthodes, il n'y a même que ça, des méthodes ! Vous passez votre temps à vous réfugier dans les méthodes, alors qu'au fond de vous vous savez très bien que la méthode ne suffit pas. »


    Le récit n'est pas chronologique, parce qu'il ne s'agit pas de la « success story » d'un cancre devenu professeur de français
Le cancre et l'écrivain dialoguent, s'engueulent... Pennac s'appuie autant sur sa propre expérience de cancre que sur ceux qu'il a rencontrés dans ses classes ; il va et vient sans arrêt entre ces deux périodes de sa vie. Ce qui peut parfois donner l'impression que la narration tourne en rond, mais chaque aller, chaque retour offre une nouvelle perspective, nous fait creuser un peu plus loin vers le fond du problème.

   Pennac essaie de se mettre à la place de ses élèves pour mieux les comprendre. Certes, il sait ce que c'est que d'être cancre, mais il ne s'arrête pas à sa propre expérience et fait (plus d'une fois) l'effort de se représenter ce que le contexte actuel change dans la vie des adolescents.


    « Aucun doute, si le cancre que je fus était né il y a une quinzaine d'années [...] il se serait offert un matériel d'évasion dernier cri, se serait laissé aspirer par son écran, s'y serait dilué pour surfer sur l'espace-temps, sans contrainte ni limite, sans horaire et sans horizon, il aurait chatté sans fin et sans propos avec d'autres lui-même. Il l'aurait adorée, cette époque qui, si elle ne garantit aucun avenir à ses mauvais élèves, est prodigue en machines qui leur permettent d'abolir le présent ! Il aurait été la proie idéale pour une société qui réussit cette prouesse : fabriquer de jeunes obèses en les désincarnant. »

Ça nous change de l'habituel discours méprisant des adultes à propos des « jeunes ». Pennac est l'anti vieux con ; un adulte mature, en somme.



(Giphy mon nouveau meilleur ami)


    Certes, le fait d'avoir été cancre l'aide beaucoup, mais il aurait aussi bien pu oublier cette période de sa vie et ignorer les difficultés de ses élèves : c'est plus facile, ça évite de faire l'effort de comprendre. Même avec cette expérience bien utile, il faut faire un effort. Pourtant, il ne s'agit pas tout à fait d'empathie dans le cas du professeur, comme son cancre le dit à Pennac : « On s'en fout de votre empathie ! Elle nous coulerait plutôt, votre empathie ! Personne ne vous demande de vous prendre pour nous, on vous demande de sauver les gosses qui n'ont pas les moyens de vous le demander, tu peux comprendre, ça ? On vous demande d'ajouter à toutes vos connaissances l'intuition de l'ignorance, et d'aller à la pêche au cancre, c'est votre boulot ! Le mauvais élèves se prendra en main quand vous lui aurez appris à se prendre en main ! C'est tout ce qu'on vous demande ! »

Et pourtant, quelle leçon d'empathie Chagrin d'école aura été pour moi. C'est un livre qui m'aura faite rire et réfléchir ; et au-delà de l'empathie, il m'aura donné une leçon d'autre chose encore...

[Je reviens à la conversation entre l'écrivain et l'ancien cancre.]
« – Vous savez très bien que la méthode ne suffit pas. Il lui manque quelque chose.
   –  Qu'est-ce qu'il lui manque ?
   – Je ne peux pas le dire.
   – Pourquoi ?
   – C'est un gros mot.
   – Pire qu'empathie ?
  – Sans comparaison. Un mot que tu ne peux absolument pas prononcer dans une école, un lycée, une fac, ou tout ce qui y ressemble.
   – À savoir ?
   – Non, vraiment, je ne peux pas...
   – Allez, vas-y !
   – Je ne peux pas, je te dis ! Si tu sors ce mot en parlant d'instruction, tu te fais lyncher.
   – ...
   – ...
   – ... »

La réponse dans Chagrin d'école




L'empathie par Sheldon Cooper (source : Pinterest)