« La marque Heinz commercialise une quinzaine de variétés de sauces. Le supermarché d'Irkoutsk les propose toutes et je ne sais pas quoi choisir. J'ai déjà rempli six caddies de pâtes et de Tabasco. Le camion bleu m'attend. Micha, le chauffeur, n'a pas éteint le moteur, et dehors, il fait -32. Demain, nous quittons Irkoutsk. En trois jours, nous atteindrons la cabane, sur la rive ouest du lac. Je choisis le "super hot tapas" de la gamme Heinz. J'en prends dix-huit bouteilles : trois par mois.
Quinze sortes de ketchup. À cause de choses pareilles, j'ai eu envie de quitter ce monde. »
C'est ainsi que débute le « journal d'ermitage » que Sylvain Tesson a tenu quotidiennement lors de son séjour en Sibérie. Une entrée en matière à la sauce ketchup.
Le journal, entre essai et autobiographie, débute avec les ultimes préparatifs du séjour de l'auteur au bord du lac Baïkal. 6 mois seul dans une cabane ; le plus proche voisin à 5h de marche ; le premier village distant de 120km. Il ne m'en fallait pas plus pour me mettre l'eau à la bouche et, vu le succès du livre (qui a d'ailleurs été adapté au cinéma), je ne dois pas être la seule à être atteinte de titillation érémitique. Le silence, la solitude, l'indépendance, la proximité avec la nature... Finalement, une existence simple.
Tant de choses qui nous font défaut à l'heure où les radios et les télévisions nous poursuivent partout en un bruit de fond incessant ; où il faut avoir une opinion sur tout sans avoir le temps de réfléchir à rien ; où nous nous débattons sans cesse avec la technologie qui devait nous libérer mais qui révèle à quel point nous lui sommes asservis lorsqu'elle nous fait défaut ; et où il semble qu'on ne puisse plus bouger une oreille sans avoir à remplir une pile de paperasse.
Lorsque j'ai vu ce livre en librairie pour la première fois, je ne connaissais pas Tesson. L'éditeur le présente comme « aventurier et écrivain » : pour lui, voyage et écriture sont indissociables. Il compte notamment à son actif le tour du monde à bicyclette et la traversée de l'Himalaya. Bref : Tesson a de la bouteille.
On aurait pu penser que le bonhomme n'était pas tellement fait pour tenir en place. Mais alors pourquoi avoir choisi de se retirer dans une cabane ?
« Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les gens ensablés dans les fondrières de l'habitude donnent à l'élan vital. Un jeu ? assurément ! Comment appeler autrement un séjour de réclusion volontaire sur un rivage forestier avec une caisse de livres et une paire de raquettes à neige ? Une quête ? Trop grand mot. Une expérience ? Au sens scientifique, oui. La cabane est un laboratoire. Une paillasse où précipiter ses désirs de liberté, de silence, de solitude.»
Le terme d'« expérience » révèle un aspect fondamental du livre qui m'a particulièrement plu : ce carnet n'est pas une œuvre à visée didactique, du moins pas dans le sens despotique du terme. Tesson ne s'est pas levé un matin en se disant qu'il allait nous apprendre une bonne fois pour toutes ce qu'est la vie. Sa démarche est plus humble et moins péremptoire que cela : le carnet comme genre est un outil de recherche.
L'expérience semble avoir été somme toute concluante puisque Tesson écrit : « L'immobilité m'a apporté ce que le voyage ne me procurait plus ». Il a découvert que « le défilé des heures est plus trépidant que l'abattage des kilomètres ».
Photo : Thomas Goisque |
Je me retrouve ici dans un de ces cas de figure où le verbe « aimer » sonne comme un euphémisme (il est tout de même étrange qu'il suffise pour exprimer le plus haut degré d'attachement et de dévouement qu'on puisse manifester pour les hommes mais qu'il ne semble pas toujours suffire à exprimer le goût qu'on a pour des objets, des plats, des livres, Dior)... Bref. Je vais m'efforcer d'exprimer mon sentiment autrement. Ce livre m'a magnétisée. Je ne pouvais plus le lâcher. J'ai vécu par procuration la petite retraite dans les bois qui me faisait rêver. J'étais triste d'en arriver à la fin et j'ai pensé que Tesson était fou de quitter sa cabane et de revenir dans le monde... Vous vous direz peut-être que c'est ma propre santé mentale que je devrais questionner. Que voulez-vous ? La démarche de Tesson m'a profondément touchée.
Ce genre d'ouvrage pourrait en rebuter plus d'un au premier abord mais le carnet, écrit dans un style fluide, se lit facilement. Pourtant, j'ai souvent été incitée à relire plusieurs fois certains paragraphes, à les savourer, à faire des pauses pour mieux goûter ce que je venais de lire et m'en laisser pénétrer. Tesson a réussi à me tirer hors du temps avec lui.
« Sur la glace, un îlot de neige épargné par le vent. Je m'y échoue pour un cigarillo. Les craquements du Baïkal se répercutent dans mes os. Il fait bon vivre près d'un lac. Le lac offre un spectacle de symétrie (les rives et leur reflet) et une leçon d'équilibre (l'équation entre l'apport des affluents et le débit des exutoires). Pour que se maintiennent les niveaux hydrographiques, il faut une précision miraculeuse. Chaque goutte versée au crédit de la vasque doit être redistribuée.
Vivre en cabane c'est avoir le temps de s'intéresser à des choses pareilles, le temps de les écrire, le temps de se relire. Et le comble, c'est qu'une fois tout cela accompli, il reste encore du temps. »
Photo : Thomas Goisque |
Je suis tentée de citer beaucoup de passages parce que c'est un vrai plaisir de les relire, et pour que vous puissiez avoir un aperçu du style de Tesson : une plume agile et spontanée qui évolue sur la papier avec la grâce d'une patineuse mais peut aller au but sans concessions comme un hockeyeur. Certaines de ses réflexions sonnent comme un coup de palet dans les dents. C'est aussi cela que j'aime chez Tesson : il ne met pas d'eau dans son vin, il n'a pas peur de paraître excessif et ça fait du bien. Il « va loin » pour être sûr d'avoir avancé ; sur ce point, son écriture fait écho à ses pas de marcheur.
« Le bonheur d'avoir dans son assiette le poisson qu'on a pêché, dans sa tasse l'eau qu'on a tirée et dans son poêle le bois qu'on a fendu : l'ermite puise à la source. La chair, l'eau et le bois sont encore frémissants.
Je me souviens de mes journées dans la ville. Le soir, je descendais faire les courses. Je déambulais entre les étals du supermarché. D'un geste morne, je saisissais le produit et le jetais dans le caddie : nous sommes devenus les chasseurs-cueilleurs d'un monde dénaturé.
En ville, le libéral, le gauchiste, le révolutionnaire et le grand bourgeois paient leur pain, leur essence et leurs taxes. L'ermite, lui, ne demande ni ne donne rien à l'État. Il s'enfouit dans les bois, en tire subsistance. Son retrait constitue un manque à gagner pour le gouvernement. Devenir un manque à gagner devrait constituer l'objectif des révolutionnaires. Un repas de poisson grillé et de myrtilles cueillies dans la forêt est plus antiétatique qu'une manifestation hérissée de drapeaux noirs. Les dynamiteurs de la citadelle ont besoin de la citadelle. Ils sont contre l'État au sens où ils s'y appuient. Walt Whitman : "Je n'ai rien à voir avec ce système, pas même assez pour m'y opposer." En ce jour d'octobre où je découvris les Feuilles d'herbe du vieux Walt, il y a cinq ans, je ne savais pas que cette lecture me mènerait en cabane. Il est dangereux d'ouvrir un livre.
La retraite est révolte. Gagner sa cabane, c'est disparaître des écrans de contrôle. L'ermite s'efface. Il n'envoie plus de traces numériques, plus de signaux téléphoniques, plus d'impulsions bancaires. Il se défait de toute identité. Il pratique un hacking à l'envers, sort du grand jeu. Nul besoin d'ailleurs de gagner la forêt. L'ascétisme révolutionnaire se pratique en milieu urbain. La société de consommation offre le choix de s'y conformer. Il suffit d'un peu de discipline. Dans l'abondance, libre aux uns de vivre en poussah mais libre aux autres de jouer les moines et de se tenir amaigris dans le murmure des livres. Ceux-ci recourent alors aux forets intérieures sans quitter leur appartement. Dans la société de la pénurie, aucune alternative n'existe. On est condamné au manque, conditionné par lui. La volonté n'y fait rien. Il y a cette fameuse blague soviétique du type dans la boucherie : "Vous avez du pain ? " Réponse : "Ah non, ici c'est l'endroit où l'on a pas de viande, pour l'endroit où l'on a pas de pain, c'est la boulangerie, à côté." La dame hongroise qui m'a élevé m'a appris ces choses-là et je pense souvent à elle. La société de consommation est une expression légèrement infâme, née du fantasme de grands enfants déçus d'avoir été trop gâtés. Ils n'ont pas la force de se réformer et rêveraient qu'on les contraigne à la sobriété.»
Photo : Thomas Goisque |
Pour finir, j'aimerais répondre à une objection qu'il me semble déjà entendre : « il ne se passe rien ». Premièrement, il y a des ours, des tempêtes de neige et des apéritifs avec des Russes. Je ne sais pas ce qu'il vous faut.
Il ne se passe rien... D'un côté c'est faux et d'un autre c'est un peu le principe : se mettre en marge d'une vie moderne trépidante qui ne tolère pas le surplace et qui prône la vitesse et le profusion, souvent à défaut de la profondeur. Un peu comme une mauvaise sitcom où il se passe quantité de d'événements dramatiques pour toujours relancer l'action, sans qu'il ne soit requis aucun réflexion de la part du spectateur.
Croyez-moi, parmi toutes les aventures de Tesson, celle-ci, dépaysante à plus d'un titre, n'est pas la moindre.
Vous trouverez plus de photos sur la page Facebook de Thomas Goisque (sublimes).
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