dimanche 18 août 2019

L'Ensorcelée - Barbey d'Aurevilly






    « J'ai toujours été grand amateur et dégustateur de légendes et superstitions populaires, lesquelles cachent un sens plus profond qu'on ne croit, inaperçu par les esprits superficiels qui ne cherchent guère dans ces sortes de récits que l'intérêt de l'imagination et une émotion passagère. Seulement, s'il y avait dans l'histoire de l'herbager [l'interlocuteur du narrateur] ce qu'on nomme communément du merveilleux (comme si l'envers, le dessous de toutes les choses humaines n'était pas du merveilleux tout aussi inexplicable que ce qu'on nie, faute de l'expliquer!), il y avait en même temps de ces événements produits par le choc des passions ou l'invétération des sentiments, qui donnent à un récit, quel qu'il soit, l'intérêt poignant et immortel de ce phénix des radoteurs, dont les redites sont toujours nouvelles, et qui s'appelle le cœur de l'homme. » 

    

    Je crois que j'ai rencontré un personnage qui me hantera plus obstinément que le Dracula de Bram Stoker (à lire tout de même si vous êtes d'humeur pour une bonne dose d'aventure et de fantastique maîtrisé, comme je vous l'explique ici : https://potesenpapier.blogspot.com/2017/10/dracula-bram-stoker.html). Pas tellement d'aventure dans L'Ensorcelée mais beaucoup de drame, agrémenté de quelques passages à vous faire frissonner par 35°. Outre les frissons, vous pourrez ajouter à la liste des effets secondaires quelques serrements de gorge provoqués par le lyrisme d'une plume virtuose. Pas la peine d'appeler votre médecin, il n'y pourra rien ; je vous aurai prévenus : la littérature c'est pas pour les chochottes.






L’abbé de la Croix-Jugan
fusain de Georges Leduc
(source)

Mais venons-en au personnage qui fait une si rude concurrence à Dudu (la Dracule) : l'abbé de la Croix-Jugan. Je laisse à l'interlocuteur de notre narrateur le soin de vous le présenter : 

« Il paraît qu'il avait chouané, tout prêtre qu'il fût, car il était moine à l'abbaye de Blanchelande quand l'évêque Talaru, un débordé qui s'est bien repenti depuis, m'a-t-on raconté, et qui est mort comme un saint en émigration, y venait faire les quatre coups avec les seigneurs des environs ! L'abbé de la Croix-Jugan avait pris sans doute, dans la vie qu'on menait lors à Blanchelande, des ces passions et de ces vices qui devaient le rendre un objet d'horreur pour les hommes et pour lui-même, et de malédiction pour Dieu. Je l'ai vu, moi, en 18.., et je puis dire que j'ai vu la face d'un réprouvé qui vivait encore, mais comme s'il eût été plongé jusqu'au creux de l'estomac en enfer. »

Après avoir participé à une bataille qui était « la dernière espérance des Chasseurs du Roi », la Croix-Jugan tente de se suicider. Son visage en garde de terribles marques (avec l'aide de quelques « Bleus » qui passaient par là pendant sa convalescence).

La plupart du temps, l'abbé porte un chaperon pour dissimuler ses blessures...


« L'espèce de chaperon qu'il portait tomba, et sa tête gorgonienne apparut avec ses larges tempes, que d'inexprimables douleurs avaient trépanées, et cette face où les balles rayonnantes de l'espingole avaient intaillée comme un soleil de balafres. Ses yeux, deux réchauds de pensées allumés et asphyxiants de lumière, éclairaient tout cela, comme la foudre éclaire un piton qu'elle a fracassé. Le sang faufilait, comme un ruban de flamme, ses paupières brûlées, semblables aux paupières à vif d'un lion qui a traversé l'incendie. C'était magnifique et c'était affreux ! »

L'abbé est sanctionné par sa hiérarchie pour avoir participé aux combats. Il doit retourner à Blanchelande (où il était affecté avant la guerre) et assister à la messe dominicale mais ne peut la célébrer, jusqu'à ce que sa peine soit purgée. Souvent, il disparaît toute la semaine et revient juste à temps pour remplir son obligation.

C'est un personnage aussi fascinant qu'inquiétant, avec une aura surnaturelle à vous faire exploser le village. Mais, ce n'est pas lui le héros de notre roman. 





« [...] à la maison, plus de femme, monsieur, plus de ménagère, plus de maîtresse le Hardouey, mais une arbalète rompue, une anatomie dans un coin ! » (Illustration : Femme assise vue de dos, Vilhem Hammershoi ; source : Images d'art)


    Jeanne le Hardouey est la pauvre
« ensorcelée » de cette histoire. Mais rien ne laissait présager qu'elle puisse perdre la tête, elle qu'on désigne comme la digne fille de « Louisine-à-la-hache » (je vous laisse découvrir cette histoire par vous-mêmes, mais en résumé : sa mère n'était pas très impressionnable).
Jeanne est issue d'une famille noble, les Feuardent. Devenue orpheline, elle s'est retrouvée obligée de consentir à épouser un certain le Hardouey.


« Jeanne-Madelaine n'aimait guère son prétendu. Le sang des Feuardent bouillonnait dans ce cœur vierge, à l'idée d'épouser un paysan, et un homme comme Thomas le Hardouey, beaucoup plus âgé qu'elle, et d'une rudesse de mœurs et de caractère qui choquait ses instincts de jeune fille. Elle ne l'agréa donc point tout d'abord. Il fallut même le cruel empire des circonstances pour la décider, non pas à donner sa main, mais à se laisser prendre par cet homme pour qui elle n'éprouvait que de l'éloignement. » 

Le pragmatisme qui l'a faite accepter ce mariage en sera aussi le moteur : contre toute attente, Jeanne gère son ménage avec détermination et semble se faire à cette existence pour laquelle elle ne semblait pas être née.
Son existence de femme de cultivateur s'écoule donc sans surprises, jusqu'au jour où un mystérieux prêtre encapuchonné apparaît aux vêpres de Blanchelande. Elle y reconnaît vite quelqu'un pour qui il n'y a plus de place dans la France post révolutionnaire ; comme la Feuardent en elle (typiquement, je vous livre là une « fast interprétation » à emporter ; le roman est plus riche, plus complexe).




    Attention cependant : L'Ensorcelée ne raconte pas la liaison d'une femme mariée qui s'ennuie.  En tout cas, je ne l'ai pas du tout vu comme ça (et typiquement ce genre d'histoires me barbe terriblement plus que la triste existence de ces femmes mal mariées ; ce qui me pousse en général à tromper ces romans avec d'autres).
Il n'y a pas de « liaison » entre l'abbé de la Croix-Jugan et Jeanne le Hardouey tout simplement pare que l'abbé semble complètement coupé du monde, ou du moins du présent (il n'entretient des semblants de relations qu'avec des personnes qu'il a connu dans sa jeunesse).
Cette distance et la force de caractère de Jeanne rendent d'autant plus mystérieuse et effrayante l'emprise que l'abbé semble avoir sur elle. Et pour tout vous dire, cette emprise ne vient pas entièrement de la Croix-Jugan. Il y a comme du soufre dans l'air, et un peu de sorcellerie pourrait bien être à l'œuvre.


« Elle vous regardait d'un grand œil mort, comme celui d'une génisse abattue, elle qui avait eu des yeux à casser toutes les vitres d'une cathédrale ! »



    Barbey d'Aurevilly dit qu'en écrivant L'ensorcelée, il a « tâché de faire du Shakespeare dans un fossé du Cotentin ». Et en effet, il y a de la tragédie, des passions dévorantes et de la crème fraîche. 

    Tout ça vient s'incarner dans les légendes et les on-dit qui circulent de plus ou moins longue date dans ce petit coin de campagne. Barbey alterne entre le style soutenu du narrateur principal et le patois des narrateurs secondaires qu'il a interrogés lors de son enquête. D'une certaine manière, le réalisme de l'histoire de l'abbé de la Croix-Jugan en est renforcé, et le lecteur se sent davantage immergé dans le village où se déroule l'histoire.


« – Je sais qui c'est, ma chère dame, dit Nônon Cocouan, avec cet air ineffable et particulier aux commères. Et ceci n'est point une injure car les commères, après tout, sont des poétesses au petit pied qui aiment les récits, les secrets dévoilés, les exagérations mensongères, aliment éternel de toute poésie ; ce sont les matrones de l'invention humaine qui pétrissent, à leur manière, les réalités de l'histoire. »

Au-delà d'un mystère qui viendrait seulement aguicher notre curiosité, L'Ensorcelée est également un roman émouvant, porté par une plume que je suis fort aise d'avoir découverte avant de me rencarder avec le barbu pour le dépôt de bilan.
Un lyrisme approuvé par Charles Baudelaire lui-même en personne qui écrit le 13 novembre 1858 : « Si vous n'avez jamais lu l'Ensorcelée, profitez de la réimpression Bourdilliat (Librairie nouvelle). Je viens de relire ce livre qui m'a paru encore plus chef-d'œuvre que la première fois ». Argument d'autorité dans ta face.



    En résumé : L'Ensorcelée, est une tragédie magnifiquement écrite, nourrie de croyances populaires et de légendes, un texte d'une poésie puissante, et un roman fantastique dont le mystérieux abbé de la Croix-Jugan mériterait d'être mis sur le même piédestal que Dracula, Dom Juan et autres héros mythiques.
Certes, ce n'est pas une écriture simplissime à lire mais en prenant son temps, en dégustant, on s'y retrouve sans problème. N'hésitez pas à vous offrir ce petit échantillon de gastronomie littéraire : vous le valez bien !
Un dernier avertissement ceci dit : la quatrième de couverture de l'édition Folio divulgâche (spoile) à mort. C'est pour ça que j'ai choisi l'édition GF (dont la préface est très intéressante ; c'est là que j'ai pioché la citation de Baudelaire).






Ah ben voilà : il est jaloux ! (source image : Giphy)


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