dimanche 18 mars 2018

[Compte-rendu] Initiation à la littérature russe contemporaine





        Le 14 mars dernier, à la médiathèque Marguerite Yourcenar et en marge du Salon du livre de Paris, j'ai assisté à une discussion intitulée « Initiation à la littérature russe contemporaine » avec Anne Coldefy-Faucard, professeur de littérature russe, traductrice (Gogol, Dostoïevski, Sorokine, etc) et les auteurs Evgueni Vodolazkine et Iouri Bouïda qui nous ont parlé de leur vies et de leur œuvres.




Résumé de l'histoire de la littérature russe et présentation des particularités de la littérature russe contemporaine
 

    Avant d'entamer la discussion, Anne Coldefy-Faucard a commencé par résumer rapidement l'histoire de la littérature russe en mettant en avant ses grandes « tendances » : quelques thèmes primordiaux récurrents dans la littérature russe depuis le XIXème siècle et encore pertinents aujourd'hui pour nous aider à l'interroger et à la comprendre.
 


    Vous serez peut-être étonnés d'apprendre que la littérature russe a pris son essor au début du XIXème parce qu'elle n'existait pratiquement pas avant. Pour aller vite, on peut dire que c'est Pouchkine (1799-1837) qui l'inaugure ; on lui compte quelques prédécesseurs qui ont expérimenté pour créer la langue littéraire russe mais le premier « grand », c'est lui. Si vous voulez, comme en histoire on parle d'« avant J.C. », en histoire de la littérature russe on parlerait d'« avant A.S. » : avant Alexandre Sergeevitch (le prénom et le patronyme* de Pouchkine). Avant, il n'y avait tout simplement pas de langue littéraire russe (l'élite parlait français). 


    Revenons-en à l'introduction d'Anne Coldefy. Pour elle, l'histoire de la littérature russe est régie par deux tendances contradictoires : la rupture et la continuité. Avant de poursuivre sur cette idée, elle a tenu à souligner cette particularité de  la littérature russe depuis qu'elle existe : elle « s'occupe de tout » : de philosophie, de politique, des questions sociales, bref de toutes les grandes questions du moment. C'est ce qu'ont fait des auteurs comme Dostoïevski, Tolstoï, Zamiatine (né en 1884 et décédé en 1937, il est notamment l'auteur de Nous autres et de La Caverne), Soljénitsyne, etc.
Cette littérature évoluant entre rupture et continuité s'est créée en rapport avec l'Occident, soit pour s'y opposer, soit pour s'en réclamer comme d'un modèle. Cette tendance est toujours d'actualité dans la littérature russe.




http://www.editions-interferences.com/cavernefon.html
Cliquez sur les couvertures pour lire les résumés des œuvres

 

    À partir de Gogol (1809-1852), la littérature russe oscille entre deux grandes lignes : le réalisme et le fantastique. Pour Gogol, c'est par le fantastique qu'on arrive à avoir la vision la plus juste du réel : on peut parler de réalisme fantastique. Pour en savoir plus sur Gogol : https://potesenpapier.blogspot.fr/2017/11/gogol-henri-troyat.html.

Pour noter d'autres périodes de ruptures, on peut évoquer le rejet du réalisme au début du XXème siècle, la révolution dans les arts à partir de 1917, la « révolution stalinienne » et enfin ce qu'Anne Coldefy a désigné comme le « désemparement » des années 1990.


    Après ce rapide tour d'horizon de l'histoire de la littérature russe, nous voici dans le vif du sujet : la littérature contemporaine.
 

Première particularité des auteurs russes d'aujourd'hui : ils ont beaucoup plus voyagé, en comparaison avec l'époque soviétique certes ; mais aussi différemment des auteurs du XIXème, rentiers qui faisaient le traditionnel tour d'Europe. Les auteurs du XXIème siècle voyagent mais en faisant une expérience plus pratique du monde : petits boulots ou études, ils prennent réellement part à la vie des pays qu'il visitent.
Cette nouvelle approche de l'étranger marque la fin de deux courants radicaux opposés : l'idéalisation et la vision « épouvantable » de l'Occident (avant, il n'y a pas de juste milieu : l'Occident est soit  l'Enfer soit le Paradis).
À l'exemple de Gogol qui a écrit Les Âmes mortes, son ultime chef d'œuvre à Rome, certains auteurs contemporains choisissent d'écrire sur la Russie depuis l'étranger, comme si on ne pouvait bien la comprendre qu'à distance. À l'inverse, d'autres choisissent plutôt de redécouvrir l'espace russe (à l'exemple de Vassili Golovanov qui parcourt l'Extrême-Orient russe).
On note aussi que peu d'écrivains vivent à Moscou : pour Anne Coldefy cette tendance est symptomatique d'un récent réinvestissement de l'espace général de la Russie.
Cette redécouverte débouche également sur un nouvel intérêt pour l'histoire de cet espace (on note qu'un nombre assez important d'écrivains russes sont géologues ou archéologues).


https://editions-verdier.fr/livre/eloge-des-voyages-insenses/https://editions-verdier.fr/livre/espace-et-labyrinthes/



    Une autre nouveauté particulièrement russe, il me semble : la question du fantastique revient sur la scène littéraire avec notamment beaucoup d'œuvres de dystopie, de science-fiction (on peut notamment citer Vladimir Sorokine et son roman Telluria, pour évoquer le dernier en date, qui imagine l'Europe en 2050).


https://www.actes-sud.fr/catalogue/science-fiction-fantasy/telluria


    La dernière fois que la Russie avait été le pays à l'honneur du Salon du livre de Paris, c'était en 2005... Il n'y a donc pas si longtemps. Selon Anne Coldefy, les auteurs d'aujourd'hui sont « moins bruyants » mais leur travail est marqué par « beaucoup plus de profondeur ».
Et de conclure que « pour comprendre quelque chose à la Russie, il faut passer par sa littérature ».




 

Evguéni Vodolazkine

 

https://www.fayard.fr/les-quatre-vies-darseni-9782213686363


   D'origine russe, il est né à Kiev (allez savoir pourquoi, sa famille avait quitté Saint-Pétersbourg autour de 1917). Il avait deux possibilités : aller à l'école russe de Kiev ou à l'école ukrainienne. Sa maman estimait qu'on doit parler la langue du pays où l'on vit, il a donc fait partie de la minorité d'élèves à choisir l'école ukrainienne plutôt que l'école russe. Il est vite devenu bilingue.

         Plus tard, il passa « par hasard » le concours de l'école doctorale de la Maison Pouchkine (Institut de littérature russe de l'Académie des sciences de Russie) pour y étudier la littérature médiévale.
Depuis, il vit donc à Saint-Pétersbourg et a évoqué avec tendresse le potentiel littéraire de sa ville, « ville d'une beauté tragique » ; faisant peut-être d'une part référence à demi-mot à l'idée selon laquelle Saint-Pétersbourg a été fondée sur des ossements humains (elle fut fondée en 1703 par le tsar Pierre le Grand dans une zone marécageuse, les conditions de travail des ouvriers chargés de l'édifier étaient donc déplorables et ont coûté la vie à un grand nombre d'entre eux) ; il évoque aussi, explicitement cette fois, l'abandon de la ville en 1918 (date à laquelle Moscou redevient le centre du pouvoir politique). 

Vodolazkine évoque aussi la façon dont sa ville est imprégnée de littérature : vous allez dans telle rue, c'est celle où Raskolnikov (le héros de Crime et châtiment) passe avec sa hache, dans telle autre rue un peu plus loin, celle où vit Oblomov (héros éponyme du roman** méconnu en France mais certainement pas en Russie, écrit par Gontcharov, publié 1859), etc. Au risque de vexer la salle remplie de parisiens, il ira jusqu'à dire que Saint-Pétersbourg est une ville plus littéraire que Paris. Courageux. C'est peut-être vrai mais je préfère ne pas céder officiellement ; ces parisiens sont fous, on ne sait pas ce qu'ils feraient... Sourire dans le métro ?

        On l'a ensuite questionné sur son roman Les quatre vies d'Arséni. Le roman se déroule au XVème siècle, or il savait que le fait d'écrire une œuvre littéraire sur un sujet qu'on étudie est considéré par ses collègues comme un « faux-pas » (prononcé en français). Mais il se justifie en disant qu'il passe plus de temps à lire des textes de l'époque médiévale, des textes en vieux russe, que des textes contemporains. Il considère donc qu'il passe plus de temps en Russie ancienne qu'en Russie contemporaine et que c'est par conséquent en Russie ancienne qu'il se sent le plus à l'aise.
Cependant, il précise qu'il n'a aucune envie d'écrire des romans historiques « en costumes d'époque», parce que ces costumes cachent le vrai visage des personnages. Dans ses romans, il ne s'intéresse pas à la grande histoire mais à la « petite histoire : celle de l'âme ». Il oppose l'histoire personnelle et l'histoire mondiale : l'histoire mondiale ne constitue qu'une petite partie de l'histoire personnelle de l'homme.
En écrivant Les quatre vies d'Arséni, il voulait raconter l'histoire d'un « homme bien ». Dostoïesvski l'a fait dans L'Idiot « mais il décrivait ses contemporains » ce que Vodolazkine considère comme une tâche très difficile. Et l'avantage du XVème siècle, c'est qu'on y trouve un genre typique voué à ce même but de décrire des hommes bons : l'hagiographie (récit de vies de saints).





Iouri Bouïda 



http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Du-monde-entier/Voleur-espion-et-assassin


            Iouri Bouïda est originaire de Kaliningrad, exclave russe située entre la Lituanie et la Pologne, autrefois allemande. Elle est investie par une population extrêmement cosmopolite à la suite de la seconde guerre mondiale.
Bouïda nous raconte que ses nouveaux habitants ignoraient l'histoire de Kaliningrad, « alors ils l'ont inventée ».


        À propos de ses œuvres, et pour répondre à l'évocation des Quatre vies d'Arséni par Vodolazkine, Bouïda nous dit : « je n'écris pas à propos de gens mauvais mais à propos de gens intéressants ». « Est-ce que la littérature russe a besoin de héros ? Non, aucune littérature n'a besoin de héros (positifs ou négatifs) mais de caractères » ni bons ni mauvais (il cite en exemple Emma Bovary : elle n'a rien d'une héroïne).


        Bouïda nous raconte ensuite qu'il a fait ses débuts en écrivant pour un petit journal local. La région est assez petite pour qu'il ait pu faire connaissance avec tous les habitants en un an « et tous étaient intéressants ». Ce sont eux qu'il décrit dans son œuvre alors qu'il n'auraient intéressé ni la littérature soviétique, ni la littérature classique. Les lecteurs régissent d'abord à ses débuts littéraires en disant que ce qu'il raconte « n'est pas réel » ; et plus tard il concèdent que finalement, « ça ne peut pas être autrement ». La discussion se conclue sur cette citation d'un maréchal russe du XVIIIème (le maréchal Münnich) : « l'existence de la Russie ne serait pas possible si Dieu ne la gouvernait pas ».




Merci à eux d'avoir partagé tout ça avec nous !





 


* En russe, lorsqu'on s'adresse de façon formelle ou avec une certaine révérence à quelqu'un, on l'appelle par son prénom et par son patronyme et non « Monsieur Untel ». Ainsi, lorsqu'un russe vous parlera de Pouchkine, il y a de fortes chances pour qu'il l'appelle « Alexandre Sergeevitch », le patronyme (à ne pas confondre avec le nom de famille) indique le prénom de son père (Sergeï, donc). Autre exemple : Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski est le fils de Mikhaïl, son patronyme est Mikhaïlovitch et son nom de famille Dostoïevski.
Voilà : maintenant vous pouvez vous la péter en appelant les auteurs russes par leurs prénoms et patronymes.

** Attention : si vous comptez lire Oblomov, préférez l'édition Livre de Poche (traduction de Luba Jurgenson), elle a le mérite d'être complète (celle de Folio a été élaguée, bien qu'il n'en soit pas fait mention sur la quatrième de couverture).





En bonus, cette petite mais excellente vidéo où François Deweer gérant de la librairie du Globe (librairie russe de Paris qui, soit dit en passant, organise de nombreux événements et a une newsletter) arrive à nous donner terriblement envie de plonger dans la littérature russe en seulement 2 minutes :




Le même format, des questions différentes avec Anne Coldefy :



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