mardi 11 novembre 2025

Dostoïevski, un écrivain dans son temps - Joseph Frank

 

 

 

 

     Dans Dostoïevski, un écrivain dans son temps, Joseph Frank ne se contente pas de nous raconter la vie de Dostoïevski, aussi intéressante soit-elle ; il nous offre surtout de nombreuses clés de lecture de son œuvre, notamment en nous présentant les grands débats de son époque (1821-1881), qui préparent la révolution.






VIE DE DOSTOÏEVSKI


    « En entrant dans l'immeuble où habitait Dostoïevski, elle eut une étrange impression : "C'était une grande maison composée d'une infinité de petits logements habités par des commerçants ou des artisans, et qui me fit penser à celle de Raskolnikov*."

[…] Le cabinet de travail, sombre et silencieux, "produisait une impression pénible". »

*le personnage principal de Crime et châtiment


    Autant directement mettre les pieds dans le plat avec un cliché : mine de rien, la vie de Dostoïevski a quelque chose de ses romans ; du drame en veux-tu, en voilà ! Du drame familial, bien évidemment, mais pas seulement... Entre son épilepsie, sa carrière chaotique, son séjour au bagne, son addiction au jeu, et j'en passe, le récit de sa vie a de quoi captiver.

(Oeuvre et vie sont si bien liées qu'on retrouve, par exemple, le récit d'une de ses expériences les plus traumatisantes dans L'Idiot, et des références à au moins deux tragédies personnelles dans Les Frères Karamazov.) 

    Ce qui fait la force de cette biographie, c'est que Joseph Frank choisit avant tout de raconter les épisodes de la vie de Dostoïevski qui influencent son œuvre d'une manière ou d'une autre, sans forcer les analogies entre les deux (garantie 0% psychologie de comptoir).



 

    Il faut également saluer l'honnêteté intellectuelle de Joseph Frank, qui n'hésite pas à montrer les côtés moins reluisants de l'auteur auquel il a consacré sa carrière universitaire.


Dostoïevski était colérique (trait qu'il impute lui-même à son épilepsie) :

« Il me plaît beaucoup, mais il me fait peur à cause de son caractère irascible et de sa maladie. »

(Anna avant d'accepter d'épouser Dostoïevski.)


Il était antisémite (bien que, paradoxalement, tout à fait capable de se comporter normalement avec les Juifs : cf. sa correspondance avec une jeune femme qui lui demandait des conseils sur son avenir) :

« Les juifs "avancent, ils emplissent l'Europe entière ; tout l'égoïsme, tout ce qui est ennemi du genre humain, toutes les mauvaises passions des hommes, ils les incarnent, comment ne triompheraient-ils pas dans leur projet d'anéantir le monde ?" » (lettre du 15 juin 1880)


Il était impérialiste : 

 

« Pour Dostoïevski, l'expansion de la puissance russe en Asie centrale devait diminuer le prestige de l'Angleterre et contribuer à ce que, "jusqu'à l'Inde et jusque peut-être en Inde même, grandisse la conviction de l’invincibilité du tsar blanc et de la toute-puissance de son glaive".

[…]

"En Europe, nous avons été des ramasse-miettes et des esclaves, en Asie nous serons des seigneurs." »

(Journal d'un écrivain, janvier 1881)


Et sa vision de l'histoire était on ne peut plus exaltée : 

Dans le cerveau de Dostoïevski

« "Ils [les radicaux] ne se doutent même pas que la fin n'est pas loin... la fin de leur ‘progrès’, de tout leur bavardage ! Ils sont à mille lieux de soupçonner que l'antéchrist est né et qu'il arrive !" […] Comme elle* ne put s'empêcher de lui dire qu'il exagérait, il donna un coup violent sur la table et "cria, tel le muezzin sur son minaret : Il vient, l'antéchrist ! Il arrive ! La fin du monde est proche, plus proche qu'on ne le pense !’" »

*Varvara Timofeïevna-Potchinkovskaïa, correctrice de la revue dont il était alors rédacteur en chef 


(POV : on te ressort tous tes tweets)



    Joseph Frank m'a confortée dans l'idée que l'on peut admirer le talent d'un écrivain, reconnaître qu'il nous a beaucoup apporté, sans pour autant chercher à l'idéaliser.



    Maintenant que j'ai reconnu les défauts de Dostoïevski, je peux essayer de sauver ce qu'il y a à sauver, dans sa personne comme dans son œuvre.

 


    Un des passages les plus marquants que j'aie lus, tous auteurs compris, est celui des Frères Karamazov où Zossime, le starets (un directeur de conscience) affirme :

« il n'y a qu'un moyen de salut : prends à ta charge tous les péchés des hommes. En effet, mon ami, dès que tu répondras sincèrement pour tous et pour tout, tu verras aussitôt qu'il en est vraiment ainsi, que tu es coupable pour tout et pour tous. »

Comme Zossime, Dostoïevski aurait pu dire : « il est nécessaire d'aimer l'homme même dans le péché, car c'est là l'image de l'amour divin, il n'y en a pas de plus grand sur terre ». Je ne doute pas que c'est sa conviction personnelle.

On ne rencontre pas tous les jours quelqu'un qui se fait une idée aussi exigeante de l'amour des autres.

    Je retiens aussi sa capacité exacerbée à la compassion (innée, mais aussi nourrie par ses terribles drames personnels), qui irrigue toute son œuvre : dans les vies misérables des familles Marmeladov (Crime et châtiment) et Sneguirov (Les Frères Karamazov) ; dans les tourments de Natassia Filippovna, la femme déchue de L'Idiot ou même dans ceux de personnages qui lui sont diamétralement opposés, comme Hippolyte Terentiev, l'athée mourant (toujours dans L'Idiot).

Joseph Frank à propos de Douce et Le Songe d'un homme ridicule : « On trouve dans ces nouvelles les aspects les plus touchants de la vision du monde de Dostoïesvki, sa profonde identification aux différentes formes de souffrance humaine, tant matérielles que spirituelles, et son invariable attachement à un idéal de la félicité humaine atteint par le respect du commandement chrétien de l'amour mutuel. »

 

    J'ai également été touchée par sa relation avec sa femme, qu'il a aimée passionnément jusqu'à la fin de sa vie. (Dotée d'une résilience incroyable et d'une grande force de caractère, Anna Dostoïevskaïa est d'ailleurs la figure la plus marquante de cette biographie, avec son sujet principal).

 

Madame Dostoïevski après avoir négocié les dettes de son mari, fait toutes les recherches pour qu'il se lance dans l'auto-édition et dirigé les impressions.



SON OEUVRE


    En espérant avoir réussi à sortir de la zone de malaise (et sans condamner ceux qui seraient déjà partis en courant), je vais me tourner vers ce qu'il y a sans aucun doute à garder : son talent d'écrivain, que Joseph Frank sait si bien analyser et célébrer, comme en témoignent ces extraits :

 
  • « [Dans l'œuvre de Dostoïevski,] l'essentiel n'est pas dans les disputes qui opposent les personnages. Il est dans le fait que leurs idées constituent une part de leurs personnalités, à tel point qu'idées et personnages deviennent indissociables.[...] Il avait ce que j'appelle une "imagination eschatologique", c'est-à-dire une imagination qui lui permettait de transformer les idées en actes, et de les suivre jusqu'à leurs ultimes conséquences. »

  • « Dans une des dernières notes de ses Carnets, il écrivait :

    "Tout en restant pleinement réaliste, trouver l'homme dans l'homme. […] On m'appelle psychologue : c'est faux, je suis un réaliste au sens le plus élevé, c'est-à-dire que je peins toutes les profondeurs de l'âme humaine."

    C'est ce "réaliste"  qui occupe aujourd'hui une place importante dans le patrimoine culturel de l'humanité, non le patriote égaré brandissant le drapeau de la domination impériale. Mais la possibilité de la coexistence en un même individu de deux personnages aussi différents est une grande partie du mystère avec lequel le "psychologue"  ne cessa de se débattre. »



    Joseph Frank ne se contente pas de considérations générales sur l'œuvre de Dostoïevski ; il consacre en outre des chapitres à l'analyse de chacun de ses romans les plus importants (L'Idiot, Les Démons, Les Frères Karmazov,...) en reprenant tout le fil de leurs intrigues. Sa lecture de Crime et châtiment m'a aidée à mieux l'apprécier et m'a donné envie de le relire (alors que c'est un roman avec lequel j'ai eu du mal, les deux fois où je l'ai lu).

  • « Dostoïevski transfère à l'intérieur du personnage, dans sa psychologie, l'enquête traditionnelle des romans policiers, qui vise à découvrir l'identité du coupable ; dans Crime et châtiment, Raskolnikov mène l'enquête pour comprendre l'acte qu'il a lui-même commis. »

  • « D'un côté, il y a l'agapè des chrétiens, le sacrifice total, immédiat et inconditionnel du moi qui est la loi à laquelle obéit Sonia (et la valeur la plus élevée aux yeux de Dostoïesvki) ; de l'autre, il y a l'éthique rationnelle utilitariste de Raskolnikov, qui justifie le sacrifice des autres au nom d'un bien social supérieur. »



    Enfin, Joseph Frank m'a impressionnée par sa connaissance de la vie intellectuelle de l'époque (passionnante, parce qu'elle se situe à un moment charnière de l'histoire russe), autant que par sa pédagogie

Sa description du contexte éclaire considérablement l'œuvre de Dostoïevski.

 


« Crime et châtiment fut une réponse aux idées d'un penseur radical russe, Dmitri Pissarev. Au sein de la multitude endormie, celui-ci distinguait quelques individus exceptionnels qui, comme Raskolnikov, se croyaient autorisés à commettre des crimes pour le bien de l'humanité. […] Les Démons, qui reste le meilleur roman consacré à une conspiration révolutionnaire, s'inspire de ce qu'on appelle "l'affaire Netchaïev", l'élimination par ses camarades d'un jeune étudiant appartenant à un groupe clandestin. […]

    Dostoïevski ne se contenta pas de combattre des idées. Il voulut aussi créer une image qui servirait d'exemple à la nouvelle génération. Dans L'Idiot, il propose un idéal de ce genre, opposé à l'"égoïsme rationnel" […] »



EN BREF


    Dostoïevski, un écrivain dans son temps est un modèle de biographie littéraire qui m'a ramenée à mes meilleurs cours de fac, tout en me permettant de les approfondir. Mais je ne pense pas qu'il faille être un spécialiste pour comprendre. Il suffit de ne pas se déstabiliser si vous ne connaissez pas les noms de certains critiques russes, par exemple (comme ça a été mon cas quelquefois). L'auteur explique leurs idées et retrace leurs débats avec Dostoïevski, et c'est l'essentiel.

Par contre, si vous n'aimez pas les spoilers il faudra au moins éviter les chapitres consacrés aux œuvres que vous n'avez pas encore lues (ce que je n'ai pas fait, parce que ce bouquin est trop bien et que je ne voulais pas en laisser une miette).

Vous pouvez éventuellement commencer par lire les œuvres de Dostoïesvki qui vous tentent le plus ; au moins, celles-ci ne vous seront pas divulgâchées.


Et si vous ne savez par où commencer dans l'œuvre de Dosto, je recommande : 


 -Récits de la maison des morts (aussi traduits sous le titre Souvenirs de la maison des morts) : il s'agit de ses souvenirs du bagne, mais présentés comme ceux d'un narrateur fictif. Je trouve que c'est une excellente porte d'entrée dans l'œuvre de Dostoïevski parce que, s'il a été écrit avant ses grands romans, il aborde déjà les thématiques qu'ils approfondiront. C'est vraiment une de mes œuvres préférées de Dostoïevski, notamment pour la simplicité du ton, qui ne l'empêche pas d'être émouvante, et même drôle, parfois.

 

 

-Les Frères Karamazov : ma deuxième œuvre favorite ex-aequo avec les Récits de la maison des morts. Plus long mais absolument magnifique, c'est le dernier roman de Dostoïevski. Il y mêle dans une narration génialement maîtrisée plusieurs genres : drame familial, roman policier, dialogue philosophique, nouvelle fantastique, hagiographie, plaidoierie... Qui nous embarquent dans les quêtes de vérité d'Ivan, le rationaliste qui a du mal à faire le deuil du surnaturel ; de Dmitri, le jeune homme emporté et violent qui, plus que tout, désire aimer ; et d'Aliocha, le novice en proie au doute.



vendredi 24 juin 2022

Les Désenchantées - Pierre Loti






 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

    Diantre ! Il y a longtemps que je n'avais pas été séduite à ce point par une plume (coucou Jules). C'est la première fois que je lis Pierre Loti, et je ne m'arrêterai certainement pas là (les recommandations sont comme toujours très bienvenues).
Pourtant, j'ai un peu hésité à écrire cet article en découvrant la genèse des Désenchantées. Je vais donc vous en parler brièvement.
 

 

La genèse des Désenchantées



 


 

 

 

 

   Le sous-titre des Désenchantées est « roman des harems* turcs contemporains ». Je vous conseille de souligner plusieurs fois le mot « roman », puisqu'il est né d'une duperie : trois femmes se sont faites passer auprès de Loti pour des Turques et lui ont demandé d'écrire un livre sur « leur » condition. Problème : celle qui a inspiré le personnage principal féminin (Marie Léra) est en réalité française (pour vous dire son importance : ses lettres à Loti sont reproduites pratiquement telles quelles dans le roman).

Ses deux compagnes, quant à elles, sont certes turques mais fortement occidentalisées (d'ailleurs petites filles d'un Français) et auraient communiqué une version erronée de la condition des femmes turques à Pierre Loti (voir la préface de l'édition Folio).

 

► Par ICI pour plus de détails sur cette drôle d'histoire.


* « Le harem de nos jours, c'est tout simplement la partie féminine d'une famille constituée comme chez nous, — et éduquée comme chez nous, sauf la claustration, sauf les voiles épais pour la rue, et l'impossibilité d'échanger avec un homme, s'il n'est le père, le mari, le frère ou quelque fois par tolérance le cousin très proche avec qui l'on a joué étant enfant. »
 

 

    
    Mais au final, ces inexactitudes ne sont pas importantes: 1) parce que c'est d'la balle et 2) parce que Les Désenchantées n'est pas un roman à thèse. À l'appui, cette citation de Loti et de Marie Léra (dans l'article du Figaro) :
« Pierre Loti accueillit d'un grand éclat de rire notre requête. "Moi, écrire un livre pour prouver quelque chose ? Je ne pourrais jamais !" La seule idée d'écrire un roman à thèse lui faisait horreur.»
Je crois qu'on peut difficilement être plus clair.
On trouve aussi quelques indices dans le roman : 

 
    « Il déchira l'enveloppe timbrée du cher là-bas, — et le contenu d'abord lui fit hausser les épaules : ah ! non, cette dame-là s'amusait de lui, par exemple ! Son langage était trop moderne, son français trop pur et trop facile. Elle avait beau citer le Coran, se faire appeler Zahidé-Hanum, et demander réponse poste restante avec des précautions de Peau-Rouge en maraude, ce devait être quelque voyageuse de passage à Constantinople*, ou la femme d'un attaché d'ambassade, qui sait ? ou, à la rigueur, une Levantine** éduquée à Paris ? »

 

 

*Bingo, l'asticot ; précisément, Armand ; élémentaire mon cher Albert (je pourrais continuer comme ça pendant 3 jours).
**Levantins : habitants de l'Asie Mineure qui ne sont ni turcs ni arabes (merci l'édition Folio, très bien annotée par Sophie Basch).

 



Le roman


    Les Désenchantées est donc « roman » plus que témoignage sur « les harems turcs contemporains ».
Mais finalement, quel est le sujet de ce roman ? Je ne vais pas vous mentir : si vous cherchez de l'action, ce n'est pas ici que vous la trouverez (au cas où ce roman au pays des derviches ne vous tenterait pas, je vous rappelle que Potes en papier vous propose une sélection variée de page-tourneurs tels Le Chevalier de Maison-Rouge de Dumas, L'Allée du Roi de Françoise Chandernagor, Gogol d'Henri Troyat (sisi : j'vous jure), Orgueil et préjugés de Jane Austen ou encore Seul sur Mars d'Andy Weir).
Les Désenchantées est surtout un exercice de style, et il aurait pu être écrit dans moult contextes différents, avec d'autres personnages. Mais le contexte et les personnages peuvent nous aider à cerner le sujet.


    André Lhéry, romancier, voit la vieillesse approcher et se languit dans sa propriété du pays basque après une vie de voyages (rien à voir avec la vie de Loti *ironie*: on n'est pas sûrs que son personnage ait aussi une moustache), lorsqu'on lui offre l'opportunité de retourner à Istanbul, où il a connu une histoire d'amour dans sa jeunesse. Là-bas, il va entrer en relation avec la jeune femme évoquée dans l'extrait plus haut (la fausse fausse Turque, inspirée par Marie Léra, la vraie fausse Turque) et ses cousines (et je m'en vais prendre un Doliprane avant de pouvoir vous dire si ce sont des vraies fausses Turques, des fausses vraies Turques ou des fausses fausses Turques ; disons juste que, dans le roman, ce sont des vraies Turques).

 




 

 

 

 

 


    Chez ces jeunes femmes, Lhéry retrouve quelque chose de son mal-être. S'il soupire après sa jeunesse, son amour perdu, et une époque révolue (il se désole de voir Istanbul se morderniser et perdre son âme) ; elles vivent tout près de l'agitation du monde mais ne peuvent l'aborder que derrière des grilles et des voiles, toujours surveillées.

« Et ils s'étonnaient, étant les uns pour les autres des éléments si nouveaux, ils s'étonnaient de ne pas se trouver très dissemblables ; mais non, au contraire, en parfaite communion d'idées et d'impressions. »

    Ce n'est pourtant pas la tristesse qui prédomine. Finalement, toute l'histoire, la nostalgie de Lhéry et les contraintes des jeunes femmes sont des excuses pour décrire les moments de grâce que nos personnages arrivent à dérober.

 

« Comme il se sentait l'âme très turque, par ce beau soir de limpidité tiède, où bientôt la pleine lune allait rayonner toute bleue sur la Marmara, il revint à Stamboul quand la nuit fut tombée et monta au cœur même des quartiers musulmans, pour aller s'asseoir dehors, sur l'esplanade qui lui était redevenue familière, devant la mosquée de Sultan-Fatih. Il voulait songer là, dans la fraîcheur pure du soir et dans la délicieuse paix orientale, en fumant des narguilés, avec beaucoup de magnificence mourante autour de soi, beaucoup de délabrement, de silence religieux et de prière. »

 


Ce genre de passages compensent largement les quelques moments de mélodrame et cette impression que Loti flatte son ego en se peignant comme l'objet de l'amour d'une jeune femme un peu trop belle et intelligente pour être vraie (un petit lifting à coups de plume en somme). Disons que ça passera pour cette fois, parce qu'il a du talent.
Enfin je dois aussi avouer que lorsque j'ai découvert la véritable identité du personnage de Djénane (Marie Léra), le roman a perdu un de ses mérites : je croyais que Loti égalait Balzac dans son empathie pour les femmes (voir la première partie de La Femme de trente ans ; la seconde de La Muse du département ou encore Mémoires de deux jeunes mariées ; liste à mettre à jour quand j'aurai terminé La Comédie humaine). Ce personnage était attachant : désenchantée mais encore un peu enfant, passionnée et réservée, parfois férocement critique... Après coup, elle perd un peu de son charme.






 

 

 

 

 

À vous de voir si vous arrivez à passer par-dessus tout ça pour apprécier pleinement la plume de Loti. Je vous laisse un dernier extrait pour vous décider :



« Il les perdit de vue quand elles arrivèrent sous les grands platanes, dans le bois sacré qui est à l'autre bout de cette plaine fermée. Le soleil descendait derrière les collines, disparaissait lentement de cet éden ; le ciel prenait sa limpidité verte des beaux soirs d'été et les tout petits nuages, qui le traversaient en queue de chat, ressemblaient à des flammes orangées. Les autres ombres heureuses qui étaient restées longtemps assises, çà et là, sur l'herbe fleurie de colchiques, se levaient toutes pour s'en aller aussi, mais bien doucement comme il sied à des ombres. Les flûtes des bergers dans le lointain commençaient leur musiquette du temps passé pour faire rentrer les chèvres. Et tout ce lieu se préparait à devenir infiniment solitaire, au pied de ces grands bois, sous une nuit d'étoiles. »

 

*Second avertissement : La lecture de ce roman peut avoir pour effet secondaire le fredonnement continu d'un tube de Mylène Farmer (ce n'est pas un risque à prendre à la légère).

mardi 17 mai 2022

Les Services compétents - Iegor Gran


Iegor Gran et ses parents


 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

Écrire un roman comique : les doigts dans le nez ? (Poil aux pieds.)

 

    Au menu du jour : une belle petite lecture comique, la première du blog d'ailleurs (bien qu'Orgueil et préjugés et surtout Gogol, de Troyat vaillent leur pesant de barres de rire). Peut-être parce que, mine de rien, écrire un roman essentiellement humoristique constitue un petit défi : faire rire pendant 200 pages tout en trouvant les moyens de tenir son lecteur en haleine n'est pas une mince affaire.
(Par exemple, je suis en train de découvrir Terry Pratchett, et bien que son humour soit bigrement efficace sur moi, je me suis dit plus d'une fois que ses romans auraient bénéficié de quelques coupes. Ceci dit, j'ai essentiellement lu les plus anciens. Il s'améliore peut-être avec le temps (mon préféré jusqu'ici : Au guet !).)
Et il suffit qu'une ou deux blagues tombent à côté pour que le malaise s'installe (j'ai eu ce sentiment en lisant Les Petites reines, de Clémentine Beauvais où la narratrice enchaîne les blagues en continu ; les 3/4 tombent à plat. C'est certes à dessein puisqu'elle est présentée comme un personnage anormalement volubile... N'empêche : ça m'a donné l'impression de passer à coté.)
Bref ! Parlons donc de ce roman comique maîtrisé.

 
 


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'histoire

 

    A priori, le sujet ne respire pas la franche rigolade : l'auteur revient sur la traque de son père, Andreï Siniavski par le KGB qui lui reprochait d'avoir fait publier en Occident des nouvelles « anti-soviétiques ». Vous allez lire cet adjectif un paquet de fois dans ce roman, et toujours pour votre plus grande hilarité, puisque le personnage principal, le lieutenant Ivanov, chargé de retrouver Siniavski, est particulièrement chatouilleux.


    « Le lieutenant Ivanov se bouche le nez et plonge à son tour dans le livre défendu.
    Les nouvelles sont odieuses, en effet. Dans l'une, Tertz raconte l'histoire d'un devin capable de voir le passé et l'avenir dans une sorte d'omniscience totale (mais incapable de prévoir l'avènement du communisme). Dans une autre, le héros est un écrivain médiocre, graphomane monstrueux, obsédé par la production maladive de textes, que rien ne semble pouvoir arrêter.
    Pas un seul personnage positif : tous semblent petits, hargneux, grotesques. Aucune référence aux défis industriels et agricoles auxquels doit faire face le pays. Aucune foi dans le progrès, qu'il soit social ou scientifique. Partout, d'affreux appartements communautaires à la plomberie qui fuit. Cet écrivain fait sa cuisine avec le repoussant, le difforme, le faux. Non, ce n'est pas l'Union soviétique où vit le lieutenant !
    Ivanov n'est certes pas un expert en littérature (à chacun son métier), mais, devant ces textes horribles, pas besoin de s'y connaître !
    Il faut arrêter le criminel avant qu'il n'écrive autre chose.
»



    Le lieutenant Ivanov a pour mission de découvrir la véritable identité de l'auteur qui publie ses nouvelles sous le pseudonyme d'Abram Tertz. Et il n'est pas au bout de ses peines, puisque Siniavski/Tertz et la personne qui l'a aidé à faire publier ses textes ont très bien réussi à brouiller les pistes.

 

 

 

Une satire hilarante de la société soviétique

 


    Mais au-delà de l'enquête, Les Services compétents nous permet surtout de suivre les considérations du très borné et très fidèle au parti Ivanov (un bon p'tit soldat !) ; car nous suivons les événements essentiellement à travers son point de vue. Il nous parle certes d'Abram Tertz et nous prenons plaisir à le voir enrager de ne pas réussir à le coincer, mais il évoque aussi toutes sortes d'anecdotes ou d'épisodes plus ou moins dramatiques (toujours traités avec humour), comme la contrebande d'enregistrements de jazz gravés sur de vieilles radiographies (oui-oui : celles avec des os dessus ; on parle de filière d'enregistrements clandestins de « jazz sur ossements »), le premier vol spatial habité ou l'expulsion (discrète et nocturne) du corps de Staline du mausolée de la place Rouge pour une tombe plus modeste.

    « Le lendemain, à l'heure où les enfants partent à l'école, Abram Tertz est réveillé par les cris des gamins, dans la rue, sous ses fenêtres :
    — On a jeté Staline du mausolée ! On l'a foutu dehors ! Le macchabée a pris le large !
    Aussitôt, des adultes affolés interviennent :
    — Vous êtes inconscients avec vos jeux à la con ! Fermez-la ! Si quelqu'un vous entend... Vous ne vous rendez pas compte ! Dispersez-vous immédiatement et bouclez-la !
    La stupéfiante nouvelle se confirme pourtant dans la journée. Abram Tertz n'en croit pas ses oreilles. Le lieutenant Ivanov non plus. Impossible d'aller vérifier, la place Rouge est toujours bouclée.
    Les deux sont plutôt satisfaits.
    "Il aurait mérité une fosse à purin, pense l'un. Mais c'est toujours ça de pris."
    "Il faut savoir tourner la page, pense l'autre. Le parti a toujours raison." 
»

 

 

Reconstitution du transfert du corps de Staline


 

 

    Toutes ces anecdotes, ces épisodes du quotidien nous offrent un tableau très vivant de l'URSS (plus précisément dans les années 60 : sous Khrouchtchev et au tout début de l'ère Brejnev). Iegor Gran recrée avec maestria cette atmosphère particulière qu'on retrouve dans les romans de l'époque.


    Les Services compétents est une satire hilarante de la société soviétique. On rit, certes, mais on aborde au passage quelques sujets passionnants : la censure et ce qu'elle traquait dans la production littéraire ; ou encore toutes les péripéties qu'il faut traverser pour pouvoir publier en Occident, et comment brouiller les cartes afin de ne pas être retrouvé.
Et après avoir tant ri, j'ai été vraiment émue par la fin. J'admire l'auteur d'avoir réussi à faire rire d'un sujet qui a tant affecté sa famille.
    Certes, l'humour est subjectif, et tout le monde ne rira peut-être pas autant que moi en lisant ce roman, mais j'espère vous avoir donné un aperçu de celui de Iegor Gran.

mardi 22 mars 2022

Seul sur Mars - Andy Weir



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     Aujourd'hui je vous propose un roman bien addictif, un vrai page-tourneur à sensations fortes qui pourrait bien séduire même les plus réfractaires à la science-fiction.
Pour tout vous dire, il m'avait été recommandé par une libraire spécialisée dans les genres de l'imaginaire (au Nuage vert à Paris) à qui j'avais précisément demandé un roman taillé pour la novice que je suis dans le domaine.


Prêts pour le décollage ?

 

 

 

Pour les passionnés de conquête spatiale ?




 

 

 

 

 

 

    Non seulement je commence tout juste ma découverte de la SF mais je dois aussi avouer que je ne m'intéresse pas plus que ça à l'astronomie et à la conquête spatiale. La boulangerie du coin de la rue me paraît déjà assez lointaine comme ça quand je n'ai pas encore absorbé ma dose de caféine matinale, alors la lune ou Mars...
Et pourtant me voilà en train de vous parler de Seul sur MarsThe Martian » en V.O.) ; parce qu'Andy Weir est un sacré conteur




L'histoire

 
    On suit le journal de bord d'un astronaute légèrement embarrassé puisque ses collègues, le croyant mort, ont fui Mars sans lui lors d'une tempête qui menaçait de détruire leur seul moyen de rentrer sur Terre.
Notre petit Mark se croit d'abord « foutu » et même « foutu de chez foutu » (il ne se prive pas de jurer abondamment ; à sa décharge, la plupart d'entre nous déverserait des pelletés de ****** pour moins que ça).



    « Voyons, par où commencer ?
    Le programme Arès. L'humanité s'aventurant pour la toute première fois sur une autre planète, sur Mars, pour élargir son horizon, tout ça. L'équipage d'Arès 1 rentrant à la maison en héros une fois sa mission accomplie
[...]...
    Et puis Arès 2
[...].
    Enfin, Arès 3. Ça, c'était ma mission. Enfin, je me comprends. La patronne, c'était le commandant Lewis ; moi, j'étais un simple membre de l'équipage, le moins gradé de tous, en vérité, destiné à prendre les commandes en cas d'hécatombe ou de catastrophe majeure.
    Vous savez quoi ? Les commandes, je les ai prises.
»

    

 
Oui : Mark a le sens de l'humour. En lisant Seul sur Mars, on tremble et on ri ; de francs éclats de rire entre deux syncopes. (Bon : cet extrait est loin d'être le plus drôle ; je vous laisse la surprise... Difficile d'en partager d'autres sans divulgâcher ou expliquer le contexte pendant une plombe et demie.)



    Mark a deux autres atouts nécessaires à sa survie : il est botaniste et ingénieur.


    Pourquoi est-il important qu'il sache bricoler ? Parce qu'il a besoin d'équipement ne serait-ce que pour respirer (dans sa combinaison, dans les rovers (voitures) et surtout dans l'Habitat (sa "maison" sur Mars)) ; et si tout ce bel appareillage prévu pour une mission d'un mois se met à débloquer... Disons que nous aurons droit à une fin à couper le souffle. (Il doit tenir un peu plus de 400 jours, jusqu'à l'arrivée de la prochaine mission Arès.) 

Outre ces systèmes pour le maintenir en vie, il aura plus d'une fois l'initiative de fabriquer et réparer d'autres appareils d'utilités diverses mais importantes. Mark est une sorte de MacGyver de l'espace.


    Pourquoi le fait d'être botaniste pourrait lui sauver la vie ? Parce qu'il va bien finir par manquer de vivres. Et croyez-moi : ce n'est pas de la tarte de jardiner sur Mars (or, pour Mark : pas de jardin = tarte à rien).



Une expérience d'érémitisme ?

Parce que je suis sympa, voici le lien de la chanson. (Et faites-moi péter ces cordes vocales !)

 

     Si vous cherchez une petite expérience d'érémitisme pépère, il faudra aller voir ailleurs (et tant qu'on y est : vos recommandations sont les bienvenues). Dans Seul sur Mars, on est dans du survivalisme pur et dur, et l'absence des autres membres de l'équipage est meublé par les réserves de séries TV des années 70 et de romans d'Agatha Christie qu'ils ont laissé derrière eux. Normal : ici, la solitude est subie et pourrait être fatale. Heureusement donc qu'une employée de la NASA se rend compte (grâce aux satellites installés autour de Mars) qu'il se trame quelque chose... Ce qui ne veut pas dire que Mark soit pour autant tiré d'affaire (loin de là).


    Nous allons donc rencontrer du monde sur Terre. Je ne m'y attendais pas (en même temps, le roman aurait risqué de piétiner et aurait seulement consisté en une lente acceptation de la mort ; parce qu'aussi débrouillard qu'il soit, Mark ne peut pas survivre seul indéfiniment)... Et ça a été une très belle surprise parce que l'intrigue y puise un souffle nouveau. Ces passages sur Terre sont aussi palpitants que ceux sur Mars, et les nouveaux personnages (essentiellement des employés de la NASA) tout aussi attachants et drôles que Mark... Enfin, pas tous et pas tout le temps ; il faut dire que les bougres sont légèrement tendus d'avoir abandonné un homme sur Mars. Et attention : le roman contient son lot de dilemmes moraux insolubles (youpi !).


    Andy Weir est aussi inventif que son personnage principal lorsqu'il s'agit de relancer l'intrigue.
Je pense que ce dynamisme doit beaucoup à ses recherches sur les expéditions spatiales : il y a énormément de facteurs à prendre en compte et donc autant d'éléments perturbateurs possibles.



Un livre réservé aux « bacs S » ?



 

 

 

 

 

 

 

 


     Dans l'ensemble, Seul sur Mars est assez rigoureux sur le plan scientifique (mis à part quelques détails ; je vous laisserai tout simplement aller voir la partie "degré de réalisme" de la page Wikipedia, après votre lecture, histoire d'éviter tout divulgâchis). La quatrième de couverture arbore d'ailleurs fièrement l'avis élogieux du commandant de la Station spatiale internationale qui parle de « précision technique fascinante » (d'ailleurs, lui aussi vous dira que ce roman est « impossible à lâcher »).

Je dois bien avouer que la pauvre littéraire que je suis, désespoir de mes professeurs de physique et de SVT, a bien cru qu'elle abandonnerait vite la partie face à tant d'explications techniques. Mais finalement, elles sont dans l'ensemble assez courtes et le plus souvent le narrateur arrive à nous faire comprendre l'idée générale. La narration est trop entraînante pour que ce soit un obstacle.



Le mot de la fin

 
    Certes, Seul sur Mars ne changera pas votre vie et l'intérêt ne survivrait peut-être pas à une relecture, puisque le suspens est son atout essentiel, et pour être honnête, j'ai trouvé la dernière page assez maladroite ; mais si vous avez envie d'un livre à dévorer d'une traite pendant vos vacances ou un week-end pluvieux, il fera parfaitement l'affaire.
    J'ai rarement été aussi accro à un livre.




Et un dernier extrait pour le(s) (gros) mot(s) de la fin...


    
Note : dans ce passage, Mark vient de subir une sévère déconvenue. Il digère l'événement à sa manière.

 
    « Vous savez quoi ? J'en ai plus rien à foutre ! du sas, de l'Habitat, de cette planète de merde !
[...]
Je n'ai plus qu'à rester assis là [...] je vais crever.
Ce sera fini. Plus besoin de me remonter le moral, d'espérer, de m'illusionner. Plus de problèmes à régler. J'en ai ma claque !
[...]
    Soupir... D'accord. J'ai fait ma petite crise, et maintenant, je dois trouver un moyen de rester en vie. Une fois de plus. »




vendredi 20 mars 2020

Ermites dans la taïga - Vassili Peskov




        « À bord d'un hélicoptère des services météorologiques qui relevait le niveau des neiges dans les Saïan, nous survolions l'Abakan.
        La rivière s'étirait comme un ruban blanc entre les montagnes avec, par endroits, des taches noires d'eau vive qui résistaient aux glaces. Çà et là, le dessin blanc d'une empreinte de renne. Effleurée par le soleil de mars, l'austère forêt sibérienne somnolait, immobile, dans les montagnes. Les instruments de mesure des neiges clignotaient. "La couche est épaisse ? – En moyenne, jusqu'à la ceinture, mais elle atteint parfois plus de deux mètres", a répondu l'hydrologiste. Inaccessible, impénétrable, la forêt était noyée sous la neige. Difficile d'imaginer qu'il y eût ici un foyer de vie. Pourtant il était bien là. »



        En 1978, un groupe de géologues en expédition dans un des coins les plus isolés de la Sibérie tombe par hasard sur une famille qui vit là, complètement coupée de toute société humaine depuis 35 ans ; avant cela, ils vivaient un peu plus loin, dans une communauté de vieux-croyants.
Les vieux-croyants sont en schisme avec l'Église russe depuis 1653, à la suite d'une réforme de la liturgie et d'une nouvelle traduction des textes sacrés. Ils furent contraints de s'exiler aux confins de la Russie pour échapper aux autorités. (Vassili Peskov résume très bien tout ça.)
        La famille qui nous intéresse (les Lykov : Karp, le père (80 ans) et ses enfants (entre 56 et 39 ans) : Savvine, Natalia, Dmitri et Agafia) se rattache à cette minorité fidèle à des pratiques religieuses et une vision du monde figée depuis plus de trois siècles... Et cela frappe plus d'une fois lors du récit de Vassili Peskov, journaliste qui les a rencontrés à de nombreuses reprises, notamment dans une conversation avec le père, Karp Ossipovitch.


« Le tsar Alexeï Mikhaïlovitch (Alexis), son fils Pierre, le patriarche Nikon avec "sa manière diabolique de se signer des trois doigts*", ces personnages étaient pour Karp Ossipovitch des ennemis intimes et organiques irréversibles. Le vieillard parlait d'eux comme si quelques cinquante ans seulement, et non trois siècles, le séparaient de leur règne. »

*Un des changements apportés par la réforme de Nikon imposait de se signer avec trois doigts (en référence à la Trinité) plutôt qu'avec deux doigts, comme on avait l'habitude de le faire jusqu'alors.


Source 




        Les Lykov vivent en complète autarcie et doivent subvenir à tous leurs besoins eux-mêmes (du moins jusqu'à ce que la Russie découvre leur histoire et que les colis et enveloppes ne commencent à arriver chez Vassili Peskov « pour les Lykov »). Ils dépendent totalement des caprices de la nature. On apprend notamment que, plus que les ours, ils redoutent les écureuils qui peuvent s'attaquer à leurs provisions de graines et déclencher une disette.


        « Des saisons de disette ? Oui, 1961 aura été une année terrible pour les Lykov. La neige de juin, accompagnée d'un gel assez violent, emporta toutes les cultures. Le seigle succomba à la froidure et les pommes de terre n'y survécurent que pour garnir le stock de semence. [...]
        Cette année-là la mère mourut de faim. »



        J'en ai un peu honte maintenant, mais j'ai parfois été lassée, (surtout dans la suite) par Agafia qui semble se plaindre constamment tout en refusant de déménager ; mais en préparant cet article, je me rappelle qu'elle a bien mille raisons de se plaindre d'une vie aussi rude, où le travail ne cesse pratiquement jamais (à part peut-être pendant le charmant hiver sibérien, quand il n'y a plus rien à récolter ou à planter). Déménager paraît impensable, tout d'abord parce que pour un Lykov, ce serait un péché (tout ce qui vient du « siècle » (comprendre « le monde moderne») est refusé, même si on verra que, petit-à-petit, ils arrivent à quelques compromis). Et comment vivre ailleurs quand on a connu que ça ? Oui, Agafia peut se plaindre et c'est vraiment touchant de se dire que les colis continuent encore d'affluer, avec les coups de mains en tous genres (comme lorsque des pompiers sont venus leur construire une nouvelle isba).



Août 1983 : « Dévoré de curiosité, je fais le voyage avec le mandat des lecteurs fascinés par l'histoire des Lykov : "Retournez-y, nous attendons." »

Octobre 1984 : « Eh bien non ! Dans le tourbillon des événements, des affaires et des accidents, nos lecteurs n'oublient pas les Lykov.
    "Comment ça va, là-bas ?" »



Vassili Peskov et Agafia Lykov
(Source)



        Vassili Peskov fait le lien entre les Lykov et le reste du monde. Il retourne régulièrement à l'ermitage pour prendre des nouvelles (pressé par les lettres de ses lecteurs) mais aussi pour évaluer les besoins. Il est plus qu'un journaliste, plus qu'un observateur dans cette histoire ; cet engagement est vraiment touchant. Et il n'est pas le seul. On rencontre également un géologue de la base proche de l'ermitage au destin très émouvant : Erofeï.


« J'ai déjà eu l'occasion d'évoquer le "parrainage" d'Erofeï Sazontievitch Sedov. Eh bien, il vient de refuser une promotion professionnelle qui lui était proposée sur un autre secteur : "Je ne peux pas abandonner les Lykov." »




        Vassili Peskov ne manque pas de demander au père comment ont été digérés ces nouveaux contacts avec le monde :


« Peut-être regrettaient-ils d'être mêlés au "siècle" et de voir de si près la vie à laquelle il s'étaient dérobés ? "Bah ! Vassili MikhaÏlovitch, en sept ans nous n'avons rien enduré de mal. J'en rends grâce à Dieu, nous ne voyons que de bonnes choses." »

Une chose est certaine, c'est que leur vie a changé et qu'ils ont évolué depuis leur rencontre avec les géologues, surtout Agafia, la cadette : 


« J'ai connu Agafia sauvage, barbouillée de suie. C'était une enfant adulte, pas bête du tout, mais socialement déconnectée. Encore aujourd'hui ceux qui la découvrent ont cette impression. Pour moi, toutefois, c'est déjà une autre Agafia. Elle est plus retenue, plus réfléchie, mais plus ironique aussi, plus soignée, plus ordonnée dans son ménage. [...] Sa langue s'est enrichie. Elle utilise une foule de mots nouveaux, souvent inattendus. Sa mémoire phénoménale enregistre tout ce qu'elle voit. [...] Elle devine la force du "siècle" en même temps que ses faiblesses, comprend parfaitement la dépendance qui la rattache au monde humain tout en érigeant fort sagement des limites à cette dépendance. »


(Source)



         Ermites dans la taïga fait partie de ces livres dont on a du mal à expliquer l'attrait. Ce livre m'a captivée alors que les grands événements y sont rares. C'est le quotidien des Lykov que j'ai trouvé passionnant, leur lutte pour survivre dans une nature loin d'être toujours clémente mais qu'ils connaissent tellement bien. J'ai été frappée par leur ingéniosité et leur habileté (ils savent absolument tout faire : construire, filer, fabriquer des seaux en écorce de bouleau, etc.). 
J'ai été amusée de découvrir leur vision du monde, de les voir confrontés à des gens « du siècle » dont certains sont devenus des amis malgré tout. J'ai été émue par le dévouement de Vassili Peskov, de Erofeï et de tant d'autres. 
        Comme les lecteurs du journal de Vassili Peskov, je ne me lassais pas, je voulais toujours en savoir plus sur les Lykov. 
        Une lecture étrangement addictive, un bol d'air à avaler d'un lampée.